19.11.2024
Guerre en Ukraine : la sécurité alimentaire et l’agriculture, des enjeux plus que jamais géopolitiques
Interview
24 mars 2022
La guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine a de lourdes conséquences sur la volatilité des prix des denrées alimentaires et vient déstabiliser les marchés mondiaux, aggravant l’insécurité alimentaire déjà rehaussée depuis le début de la pandémie. Quel est l’impact du conflit sur la sécurité alimentaire et l’agriculture ? La hausse des prix de l’alimentation pourrait-elle venir perturber – encore plus – la paix sociale de certains pays ? Le point avec Sébastien Abis, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste de la géopolitique de l’agriculture et de l’alimentation.
Dans quel contexte de sécurité alimentaire la guerre en Ukraine a-t-elle éclaté ?
La guerre en Ukraine s’inscrit sur une toile de fond agricole et alimentaire déjà extrêmement tendue. Depuis une vingtaine d’années, la planète est en surchauffe avec des demandes qui explosent dans des territoires qui produisent peu, où la population augmente avec des ressources naturelles qui ne sont pas immenses. La paix et la sécurité ne sont donc pas au rendez-vous. Or, il y a un fait géopolitique incontestable : quand bien même les ressources existent, c’est d’abord et avant tout la paix et la stabilité qui conditionnent le développement agricole.
Nous sommes également dans un contexte où la demande mondiale augmente fortement depuis 20 ans, avec 2 milliards d’habitants en plus. Or, la production agricole se situe à peu près dans les mêmes pays et la production dans les pays en développement n’a pas eu les effets escomptés jusqu’alors. La pandémie de Covid-19 que nous connaissons depuis deux ans n’est venue qu’intensifier l’insécurité alimentaire mondiale.
Dès l’automne dernier, les Nations unies avaient indiqué que nous étions toujours un milliard de personnes à souffrir de la faim et environ deux milliards de personnes avec très peu de quantité de nourriture et très peu de diversité dans les pratiques alimentaires. Pour le dire autrement, trois milliards de personnes vivent au quotidien en se demandant ce qu’elles vont pouvoir manger d’ici ce soir et cette situation risque de perdurer. L’inflation alimentaire était donc d’ores et déjà extrêmement fébrile avant le conflit russo-ukrainien. D’une part, la nourriture coûtait beaucoup plus cher qu’avant la crise Covid et d’autre part, les pouvoirs d’achat s’étant comprimés avec la pandémie, beaucoup de consommateurs se sont retrouvés dans une situation de double peine : moins de pouvoir d’achat, et des produits dont le coût a augmenté significativement. Seule l’Europe n’a pas connu d’inflation alimentaire.
Qu’est venue mettre à jour la guerre en Ukraine sur les questions agricoles ?
Avec le conflit, tout le monde a l’air de découvrir que le bassin de la mer Noire est un grand grenier exportateur de nourriture sur la planète. La Russie comme l’Ukraine font, depuis 20 ans, partie de ces pays qui ont remis le « turbo » sur leurs productions agricoles et produisent tellement qu’ils sont capables de libérer des surplus conséquents à l’exportation et donc de nourrir les marchés mondiaux. L’agriculture est un élément de souveraineté important pour les deux pays sur la scène internationale. Les céréales russes tout comme le gaz font partie des ressources stratégiques que Moscou a su promouvoir diplomatiquement.
Quant à l’Ukraine, elle a multiplié par douze en valeur et par six en volume ses exportations agricoles depuis 20 ans. C’est un pays qui a une capacité productive considérable. Sa production en grandes cultures est composée de céréales, oléagineux, colza, blé, maïs et tournesol. Cela représente aujourd’hui 110 millions de tonnes de production annuelle, c’est-à-dire trois fois ce que le pays faisait il y a 10 ans. Sur ces 110 millions de tonnes, 90 mille d’entre elles sont placées sur les marchés mondiaux. L’Ukraine représente en part de marché sur la scène internationale 10 à 12% du blé, 15 à 20 % du maïs, 20 à 25% de l’orge et du colza, ainsi que 50% à 60% des exportations mondiales d’huile et tourteaux de tournesol. La guerre en Ukraine est venue révéler l’hyperpuissance agricole de ce pays.
Il n’est donc pas étonnant que les marchés internationaux aient surréagi à cet évènement, plus rien ne sortant d’Ukraine depuis un mois. D’autant que les prix étaient extrêmement élevés depuis la crise. Au regard de la situation, il est fort probable que la production continue à diminuer, alors que les produits céréaliers ukrainiens seront absents des marchés internationaux sur l’ensemble de la campagne commerciale 2022-2023.
Quelles pourraient être les incidences de ce conflit à l’échelle mondiale en matière d’alimentation et d’agriculture ?
Le conflit ne sera pas sans conséquence sur les « grands acheteurs de blé » que sont l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient, et l’Asie du Sud-Est.
Parmi ces pays consommateurs, l’Égypte et ses 110 millions d’habitants sont en tête du classement des acheteurs mondiaux. Sur ces 24 millions de tonnes de consommation annuelle de blé, 14 millions de tonnes proviennent du marché mondial et de l’importation, 60% provenant de Russie et 30% d’Ukraine. C’est tout simplement colossal. L’Égypte se retrouve ainsi au pied du mur et se doit augmenter ses subventions publiques pour acheter la paix sociale et continuer à vendre le pain populaire égyptien (Aish Baladi) à sa population. Ce pain est subventionné par l’État et représente la moitié de la consommation du pays, sachant que dans les boulangeries non subventionnées, son prix a doublé entre le début du conflit et aujourd’hui. Les subventions alimentaires du pays, qui représentent 5 à 6 milliards de dollars par an, e devraient cette année passer à 7-8 milliards de dollars. Le président Al-Sissi a par ailleurs appelé l’ensemble des opérateurs privés à bloquer le prix du pain sur le marché « libre « pour éviter toute fronde sociale.
L’exemple de l’Égypte vient rappeler que le prix de la nourriture conditionne la paix sociale et que derrière chaque émeute populaire se cache bien souvent une problématique alimentaire. Actuellement, la situation alimentaire dans le monde se détériore. On observe ainsi de grandes manifestations dans le sud de l’Irak et au centre de la Tunisie, tandis que les stocks de céréales en Afrique de l’Ouest sont relativement bas sur des territoires où il n’y a pas de subventions publiques pour soutenir les consommateurs et acheter la paix sociale.
On peut noter également que 27 pays des zones Moyen-Orient, Afrique subsaharienne et Asie centrale dépendent à plus de 50% de la Russie ou de l’Ukraine pour leurs importations de blé, représentant 750 millions d’habitants. Et si l’on déplace le curseur entre 30% et 90 % de dépendance à la Russie et l’Ukraine sur la couverture de blé, on arrive à une cinquantaine de pays qui représentent 1,3 milliard d’habitants.
La guerre en Ukraine rappelle ainsi que l’agriculture et la sécurité alimentaire sont immensément géopolitiques. Aujourd’hui, la dépendance de nombreux pays envers les exportations russes et/ou ukrainiennes pose des questions stratégiques. L’Europe tâche de corriger sa stratégie du pacte vert au niveau agricole pour se réarmer sur la production et les exportations. Toutefois, le coût des engrais a été multiplié par 4 en 1 an et ceux de la production agricole en Europe n’ont fait qu’augmenter. Beaucoup d’agriculteurs européens ne peuvent plus produire davantage et ne peuvent pas à ce stade remplacer le blé d’origine ukrainienne et russe.
L’Europe se situe à un carrefour de sa politique agricole, sachant que si elle décide de relancer sa production agricole, les résultats attendus ne seront visibles qu’à la fin de la décennie. En attendant, les pays doivent faire face à une instabilité mondiale croissante qu’il faut regarder avec préoccupation.
L’UE doit rester forte sur son ambition climatique et continuer à pousser les transitions de pratiques agricoles pour produire mieux avec moins. Elle doit cependant continuer en parallèle à produire et peut-être même à produire plus. Ce capacitaire à entretenir ou à renforcer ressemble aux défis du secteur de la défense. Si vous baissez la garde, si vous réduisez les investissements et si vous êtes en décroissance productive, vous augmentez les vulnérabilités stratégiques. L’agriculture européenne doit conjuguer cette question capacitaire avec le défi environnemental. Pas l’un ou l’autre, mais les deux ensemble nécessairement. C’est cela qui doit animer le débat en ce moment : comment faire l’un et l’autre et pas l’un contre l’autre. Dans un monde où l’insécurité physique revient sur la table des Européens, c’est indispensable.