20.11.2024
Guerre en Ukraine : « L’impact des sanctions européennes est déjà visible »
Presse
9 mars 2022
Au-delà de leur ampleur, l’adhésion d’un certain nombre de pays à ces nouvelles sanctions me paraît intéressante. En 2014, on ne constatait pas une telle coordination et une telle harmonisation des sanctions entre les pays européens, les Etats-Unis, le Canada, le Japon… Le récent choix américain de sanctions sur le gaz et pétrole russe, que se refusent encore les Européens, est peut-être toutefois la première dissension.
Le deuxième aspect, c’est l’utilisation de nouveaux instruments, que nous n’avions pas mis en œuvre en 2014. La liste des dignitaires et des oligarques sanctionnés a été allongée. Mais certains pays se questionnent sur la possibilité de saisir une partie de leurs biens, non plus seulement de geler leurs avoirs. La nuance est importante puisque dans ce cas-là, ces personnes perdraient leurs biens, purement et simplement. Cela reste toutefois compliqué à mettre en œuvre puisque notre système économique est d’abord fondé sur le respect de la propriété privée.
On a également décidé d’interdire l’accès au système Swift à des banques russes : cela aussi, on ne s’y était pas résigné en 2014.
Enfin, la multiplication des sanctions sportives et la détermination d’acteurs privés, par exemple les entreprises quittant le territoire russe, me semblent également intéressantes. Les sanctions sont donc plus larges et plus importantes qu’en 2014, ce qui montre que l’attaque russe de 2022 contre l’Ukraine a beaucoup plus choqué et conduit à agir que l’invasion de la Crimée en 2014.
Quel est le bilan des sanctions prises depuis 2014 pour l’économie russe ?
Les sanctions de 2014 ont eu un impact sur l’économie russe. Pour autant, elles n’ont pas fait bouger Vladimir Poutine. L’invasion de l’Ukraine aujourd’hui pourrait être interprétée comme une inefficacité de ces premières sanctions : au fond, on a pris des sanctions pour qu’il se retire de la Crimée, en guise de quoi il envahit l’Ukraine quelques années plus tard.
En revanche, elles ont eu un impact relativement important sur l’économie russe. Le même que celui observé aujourd’hui, mais de manière beaucoup plus lente. Des investisseurs et des personnes qui détenaient des devises en Russie ont placé cet argent à l’étranger, anticipant une dégradation de la situation économique. Cela a mécaniquement fait chuter le rouble.
En conséquence, les prix ont augmenté, comme on recommence à l’observer aujourd’hui. Cette inflation extrêmement forte a précarisé une partie de la population et le niveau de vie de cette même population reste aujourd’hui au niveau de celui de 2014, c’est-à-dire il y a 8 ans.
Les sanctions ont également eu un effet sur un certain nombre de secteurs économiques comme l’aéronautique, l’agriculture ou l’énergie, poussant même parfois les Russes à enfin investir dans ces secteurs et dans leur économie. Car ne nous y trompons pas, le déclin de la Russie aujourd’hui est d’abord lié à l’incapacité de l’État russe et donc de Vladimir Poutine à mettre en œuvre une stratégique économique de diversification industrielle.
Enfin, les taux de croissance en Russie ont été beaucoup plus faibles après 2014 qu’auparavant, vraisemblablement en raison de la perte de confiance des investisseurs et des agents économiques.
Après cette date, il a fallu à peu près 3 à 4 ans pour que l’économie russe récupère du “choc initial” des sanctions. A partir de 2016-2017, l’économie russe s’est relevée et s’est adaptée. Des investissements, de l’État ou d’acteurs privés, ont été réalisés dans un certain nombre de secteurs qui sont devenus plus dynamiques mais aussi plus résilients qu’avant les sanctions. C’est le cas de l’agriculture, qui a accru sa production : aujourd’hui, la Russie est l’un des premiers exportateurs de blé au monde. L’armée a également été modernisée, notamment l’aéronautique, en raison des ambitions de Vladimir Poutine.
Quelles conséquences concrètes peut-on attendre des nouvelles sanctions européennes ?
L’impact de ces sanctions est déjà visible : le rouble a chuté très rapidement et ne cesse de perdre de la valeur, et la Banque centrale russe a du mal à stopper l’hémorragie. La conséquence immédiate est une augmentation des prix en Russie, parce que les produits importés vont coûter beaucoup plus cher. Sans compter que la Russie est un pays rentier et exportateur de gaz et de pétrole, donc importateur de produits de consommation courante.
Un autre élément qu’on peut prévoir à très court terme, c’est un défaut de paiement de la part d’acteurs privés russes, qui n’auraient plus suffisamment de devises étrangères dans leurs caisses pour payer certains fournisseurs ou régler leurs factures. Un scénario particulièrement envisageable du fait de la forte dépendance de ces sociétés vis-à-vis de l’étranger.
Les économistes et les acteurs financiers évoquent également le risque de défaut de banques russes pour les mêmes raisons, voire de l’État russe lui-même. Celui-ci est certes peu endetté, avec une dette publique d’environ 17 % de son PIB. Mais il l’est auprès de banques étrangères, qui se font payer en euros ou en dollars. Pour faire défaut, pas besoin d’être totalement ruiné : il suffit de ne pas pouvoir rembourser l’une de ses échéances, ce pourquoi on vous considère dans l’incapacité de payer.
Par ailleurs, l’augmentation des prix entraîne une baisse du pouvoir d’achat de la population et une hausse du chômage. Dans quelle mesure l’État russe pourra-t-il compenser cela ?
Enfin, les prix élevés des énergies fossiles sont plutôt favorables à la Russie. Mais même le pétrole et le gaz russes subissent aujourd’hui une décote : ils sont payés moins cher que le pétrole et le gaz sur les marchés internationaux, parce que les acheteurs appréhendent les difficultés de paiement liés à la coupure du système Swift.
La Russie a-t-elle les capacités de contourner ces nouvelles sanctions ?
Oui, c’est une possibilité. Et cela dépend beaucoup de ce que fera la Chine.
Nous avons évoqué les mesures prises depuis 2014 pour renforcer l’économie russe. S’y ajoutent la construction d’un gazoduc vers la Chine, la création d’un système alternatif à Swift… Ces mesures vont-elles être suffisantes pour contourner et réduire les conséquences des sanctions ? A ce stade, c’est difficile à dire, surtout que la Chine a des intérêts économiques ailleurs. Un exemple pour l’illustrer est celui du pétrole : la Chine ne compte certainement pas renoncer à son commerce en la matière avec l’Iran ou les Émirats arabes unis.
En économie, tout est fondé sur les anticipations des agents. Les mesures de contournement peuvent fonctionner (en raison du système Swift alternatif par exemple) si les agents considèrent qu’elles seront suffisantes pour contourner les sanctions : ils continuent donc à faire leurs affaires en se disant que l’Etat fait ce qu’il faut pour qu’ils soient protégés. Mais ces anticipations ne sont pas au rendez-vous aujourd’hui : elles parient plutôt sur une faillite du système russe, ce qui peut effectivement entraîner une telle faillite.
De la même manière, les Russes ont fait le pari que la Chine allait les aider économiquement parlant, en achetant par exemple massivement leur gaz à des tarifs plus avantageux, en soutenant leur monnaie et en achetant du rouble, etc. Or pour l’instant, on n’a aucune garantie là-dessus, la Chine ne s’est pas du tout exprimée sur le sujet.
Quelles peuvent-être les retombées économiques de ces sanctions pour l’Europe ?
La première conséquence est directe. Le refus d’accès au système Swift pour certaines banques russes pénalise d’ores et déjà les petites et moyennes entreprises qui l’utilisaient pour sécuriser leurs transactions avec la Russie. Pour livrer un bien depuis l’Europe vers la Russie, il est nécessaire d’avoir des garanties que le paiement a bien été effectué, or c’est justement Swift qui garantit ce paiement.
Les réticences des Allemands et des Italiens à utiliser cette sanction peuvent s’expliquer par la myriade de petites entreprises de ces pays qui travaillent avec la Russie. Celles-ci vont perdre une partie non négligeable de leur chiffre d’affaires, parfois 20 à 40 % pour certaines, et n’ont pas tellement de moyens de contourner l’obstacle. Si l’on observe aussi les échanges réalisés avec la Russie, ce sont des produits agricoles et agroalimentaires, des machines-outils… tous ces secteurs sont en première ligne et rencontrent déjà de grandes difficultés. Et il n’avait jusque-là pas encore été question de cesser les approvisionnements de gaz et de pétrole russe, ce qui constituerait un énorme défi économique pour l’Europe avec un risque évident de récession, mais aussi un choc énergétique majeur pour le monde et l’économie mondiale.
En deuxième ligne, cette guerre va également avoir des conséquences économiques. Lors d’une crise comme celle-ci, l’impact immédiat est l’augmentation des prix des matières premières. C’est déjà le cas sur les marchés mondiaux. Cela aura des conséquences importantes sur le panier du consommateur, et de nouvelles conséquences géopolitiques en retour : en 2011, c’est justement l’augmentation du prix du blé qui a déclenché les Printemps arabes. Une crise alimentaire mondiale est donc à craindre, couplée au choc énergétique, ce qui serait vraiment problématique.
Enfin, les éventuelles contre-sanctions de Vladimir Poutine pourraient également avoir un impact. En 2014, par exemple, l’embargo imposé par la Russie sur les importations de produits agricoles européens avaient bloqué l’accès des agriculteurs au marché russe pendant plusieurs années. Aujourd’hui, la seule contre-sanction qui a été prise concerne l’interdiction de survol de l’espace aérien russe.
Propos recueillis par Lucas Da Silva pour Toute l’Europe.