20.11.2024
La relation des États-Unis avec les pays du Golfe passe par une phase délicate
Tribune
9 mars 2022
Le doute semble s’installer durablement parmi certains dirigeants des pays du Golfe sur la capacité et la volonté des États-Unis à venir à leur secours en cas de besoin. C’est le principe sur lequel repose depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale la relation de cette région avec les États-Unis. Cette semaine, deux expressions publiques fortes, sous forme d’avertissement, émanant de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis sont venues étayer cette impression déjà diffuse dans la région depuis quelques années. En premier lieu, le Prince héritier Mohamed Bin Salman s’est exprimé longuement dans une interview accordée à The Atlantic. Il expose sa vision de la société saoudienne, des contraintes de la religion, de la société saoudienne, et des projets de développement dont il est porteur pour le pays.
Interrogé sur la relation avec les États-Unis, notamment à la lumière de l’affaire du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, le Prince Mohamed Bin Salman (MBS) déclare sans détour : « Nous avons une longue relation historique avec les États-Unis et pour ce qui nous concerne notre objectif est de la préserver et de la renforcer… Nous avons de nombreux intérêts communs et des opportunités de les accroître, mais nous avons également de grandes chances de les diminuer. Nous ne concéderons à personne le droit de s’ingérer dans nos affaires intérieures, cela ne regarde que nous, les Saoudiens ». MBS rappelle plus loin que les investissements saoudiens aux États-Unis s’élèvent à 800 milliards USD. En même temps, les investissements en Chine ne s’élèvent qu’à 100 milliards USD et ne demandent qu’à s’accroître.
Avec l’Iran et Israël, le Prince héritier se veut pragmatique.
« Les Iraniens sont nos voisins, et ils seront nos voisins pour toujours, on ne peut pas se débarrasser d’eux, ils ne peuvent pas se débarrasser de nous, donc il vaut mieux qu’on règle les choses, et qu’on cherche des moyens de pouvoir coexister, nous avons eu des discussions pendant quatre mois… J’espère que nous pourrons parvenir à une position qui soit bonne pour les deux pays, et a un bel avenir pour l’Arabie saoudite et l’Iran ».
Pour ce qui concerne Israël et au vu des relations que certains pays du Golfe ont établi avec ce pays, MBS estime qu’au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG) chaque pays est entièrement libre de faire tout ce qu’il désire. À condition de ne pas nuire aux autres membres du Conseil. Les Émirats arabes unis ont parfaitement le droit de faire ce qu’ils jugent bon pour leurs intérêts. L’Arabie saoudite, quant à elle, espère que le problème entre les Israéliens et les Palestiniens sera résolu : « Nous ne considérons pas Israël comme un ennemi, nous le considérons comme un allié potentiel dans les nombreux intérêts que nous pouvons poursuivre ensemble, mais certaines questions doivent être résolues avant que cela puisse être atteint ».
Dans cette interview, le prince Salman affiche sa détermination à mener à bien sa vision pour son pays. Il n’espère plus grand-chose de son allié américain qui est en perte de crédibilité. Il sait également qu’il devra composer avec les puissances régionales (l’Iran et Israël) et rechercher les moyens d’assurer la stabilité de son pays dans un environnement bouleversé.
Dans cette même interview, MBS rappelle également l’importance stratégique de son pays qui possède deux façades maritimes de première importance et = à proximité de deux détroits vitaux pour l’économie mondiale et les exportations de pétrole (Bab el Mandeb et Hormouz).
Mohamed Bin Salman sait par ailleurs que la récente crise en Ukraine rendra son pays encore plus indispensable à l’économie mondiale. C’est dans ce contexte qu’il a eu un entretien téléphonique avec Vladimir Poutine le 4 mars (un partenaire majeur via l’OPEP+) pour proposer sa médiation dans le conflit et indiquer sa volonté de maintenir la stabilité et l’équilibre des marchés de l’énergie. L’Arabie saoudite est un acteur de poids dans sa relation quasi centenaire avec la Russie avec laquelle elle entretient des relations étroites. Les échanges sont fréquents. Le ministre saoudien des Affaires étrangères, le Prince Fayçal Bin Farhan, s’est rendu à Moscou le 13 janvier dernier et MBS s’est entretenu avec Vladimir Poutine à deux reprises en moins de trois semaines. Cette relation repose sur la non-ingérence dans les affaires intérieures et sur le fait que Moscou n’est pas très regardant sur les droits de l’Homme. Ce que reprochent les Saoudiens aux Occidentaux qui conditionnent leur politique internationale à cette question. Mais il y a surtout des intérêts vitaux qui lient Moscou et Riyad au sein de l’accord OPEP + dont les effets se font sentir lourdement sur le prix du pétrole.
Les Émirats arabes unis manifestent leur dépit et leur « neutralité »
La deuxième déclaration qui émane de Youssef Al Otaiba, ambassadeur des Émirats arabes unis à Washington, est encore plus directe et ne s’embarrasse pas de fioritures. Lors d’une conférence sur le développement des technologies de défense qui s’est tenue à Abou Dabi, l’ambassadeur a déclaré que les relations entre son pays et Washington passaient par une période de « stress test » en ajoutant diplomatiquement qu’il était certain que les deux pays réussiraient à surmonter cette épreuve. L’ambassadeur qui a le rang de ministre ne se serait pas permis une telle sortie sans l’aval du très puissant et ombrageux Mohamed Bin Zayed qui préside de facto aux destinées des Émirats. Al Otaiba a également déclaré que son pays était ouvert à l’idée de mener des activités commerciales de défense avec toutes les entreprises et tous les pays, mais qu’il cherchait également à développer sa propre industrie de défense pour devenir plus autonome. « Nous voulons que les pays et les entreprises viennent ici et mettent en place l’industrie… Nous voulons que les gens apportent leur technologie ici. Nous voulons que les gens développent leur technologie ici ». Ce concept n’est pas nouveau aux E.A.U qui ont mis en place des partenariats dans le domaine de la défense et de l’espace avec de nombreux pays. La coopération la plus avancée en ce domaine serait avec Israël où des projets de développement de technologies nouvelles sont en cours. Le choix d’acheter des Rafale à la France s’inscrit dans cette démarche et constitue un signe de mauvaise humeur vis-à-vis des États-Unis.
Cette prise de position serait le fruit du dépit émirien vis-à-vis de la très faible réaction américaine à l’attaque des Houthis contre l’aéroport de Dubaï et qui a fait plusieurs morts. Les Émiriens réclament par ailleurs depuis des mois la réinscription des Houthis sur la liste des organisations terroristes ce que les Américains tardent à faire.
L’autre point de divergence entre les Émirats arabes unis et les États-Unis est l’approche de la question syrienne. Abou Dabi plaide pour une réintégration de Damas au sein de la Ligue arabe et dans le concert des nations. Sheikh Abdallah Bin Zayed, le ministre des Affaires étrangères, a fait une visite très remarquée et très médiatisée en Syrie, le 8 novembre dernier, où il a été reçu par le Président Assad.
Tout ceci engendre le durcissement de la position émirienne vis-à-vis des États-Unis, durcissement qui s’est manifesté par l’abstention au Conseil de Sécurité, dont les Émirats assurent la présidence tournante depuis le 1er mars, lors du vote condamnant la Russie pour son agression contre l’Ukraine. Washington aurait demandé l’aide d’Israël pour infléchir la position d’Abou Dabi lors du vote à l’AGNU et obtenir un vote de condamnation du bout des lèvres. La position émirienne exprimée a été exprimée ainsi par Anwar Gergash, l’influent conseiller diplomatique de Mohamed Bin Zayed : « Dans la crise ukrainienne, notre priorité est d’encourager toutes les parties à recourir à l’action diplomatique et à négocier pour trouver une solution politique ». En d’autres temps, une telle prise de position n’aurait jamais été envisageable. Il est vrai que les Émirats ambitionnent depuis quelques années de devenir une puissance diplomatique majeure de la région à l’instar de leurs voisins qatariens ou omanais qui ont une longueur d’avance. Dans cette optique, les Émirats arabes unis cherchent à se libérer de la tutelle de Washington et à afficher une neutralité de bon aloi qui leur permettrait de jouer un rôle dans les différents conflits régionaux comme ce fut le cas en Afghanistan. Le rapprochement d’Abou Dabi avec Ankara et les investissements promis à Erdogan (10 milliards USD) sont une preuve supplémentaire du rôle qu’ils entendent jouer.
Ces signaux évidents du détachement progressif de l’influence toute puissante américaine sont révélateurs de la perte de crédibilité des États-Unis dans la région à cause de la succession d’erreurs stratégiques qui ont commencé avec l’invasion en Irak et ses conséquences désastreuses et de la non-intervention en Syrie en 2015 sous la présidence Obama.
Cette succession d’erreurs aura été dévastatrice. Les images désolantes du retrait précipité d’Afghanistan ont fini de convaincre les pays du Golfe que les États-Unis avaient abandonné le rôle de protecteur qui était le leur. Les États de la région ont acquis la conviction qu’ils devront désormais compter sur eux-mêmes pour leur sécurité. Cela passe par des alliances de plus en plus étroites avec Israël et surtout ménager la puissante Russie qui a su faire preuve de son engagement inébranlable aux côtés du régime d’Assad en Syrie.
Pour l’instant, les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) savent parfaitement qu’ils n’ont pas d’autre alternative à maintenir une relation étroite avec Washington. La récente visite du Prince Salman, Prince héritier de Bahreïn, à Washington intervient deux jours après celle de son père le roi Hamad à Riyad où il a eu des entretiens avec le roi Salman et MBS. Les discussions entre le Prince Salman et Anthony Blinken et Lloyd Austin, le secrétaire à la Défense (ancien chef du U.S. Central Command à Atlanta qui connaît bien le Royaume de Bahreïn qui abrite le Commandement central de la 5e flotte américaine) a essentiellement porté sur la sécurité dans la région.