« Les raisons du succès de la social-démocratie allemande »
À un moment où un social-démocrate, Olaf Scholz, incarnation du « centre gauche », va diriger l’Allemagne, alors que l’Europe du Nord et une partie de l’Europe du Sud sont dirigées par des sociaux-démocrates et que, en contraste, la gauche française semble à la peine, il peut être intéressant de revenir sur les raisons du succès de la social-démocratie allemande.
Balayons d’abord une analyse que l’on a pu trouver ici ou là et qui est un peu facile : la victoire d’Olaf Scholz serait due à la faiblesse du candidat chrétien-démocrate. Certes, ce dernier a multiplié les maladresses et est apparu en « décalage » et finalement peu à la hauteur, d’autant que, dès le début, sa candidature a été contestée par une partie de son camp. Mais pour qui analyse les choses avec plus d’attention, les raisons de la victoire sociale-démocrate, courte certes (25,7 % pour le Parti social-démocrate, SPD, contre 24,1 % pour l’Union chrétienne-démocrate, CDU), sont plus profondes. Cela n’a pas été suffisamment relevé, le Parti social-démocrate a, lors de cette élection, renoué avec l’électorat populaire dont il avait commencé à perdre les faveurs aux élections fédérales de 2009, alors qu’il recueillait encore, en 2005, 44 % du vote des ouvriers et 35 % du vote des employés.
Lors des dernières élections fédérales, 26 % des ouvriers et 24 % des employés ont voté pour le SPD soit un gain respectif de 3 et 4 points par rapport à 2017. En outre, 32 % des salariés syndiqués ont fait ce choix. Ce constat est à mettre en parallèle avec le fait que le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) avait dû son résultat élevé de 2017 en grande partie à une percée parmi les ouvriers (21 % soit un gain de 15 points par rapport à 2013), se déclarant depuis « parti ouvrier ». Cette évolution tangible en 2021 est à mettre en relation avec la volonté du Parti social-démocrate et d’Olaf Scholz lui-même d’un positionnement clairement social de sa campagne qui correspondait par ailleurs au glissement de son parti ces dernières années.
Mutation, voire rupture
Cette mutation a été marquée par une prise de distance, voire une rupture, sur certains sujets, avec l’ère de l’ancien chancelier Gerhard Schröder dont Olaf Scholz avait pourtant été l’un des acteurs comme secrétaire général du SPD. Les analyses de l’historien Mark Lilla sur l’élection américaine de 2018 ont été observées de près par les sociaux-démocrates allemands : selon cet universitaire, la campagne libertaire d’Hillary Clinton, trop tournée vers les questions liées à la diversité et les interrogations des libéraux des grandes villes, a fini par oublier les enjeux économiques et sociaux, poussant une large partie des ouvriers des régions industrielles à voter en faveur de Donald Trump.
Sur un autre registre mais en lien avec de telles analyses, l’ancien président social-démocrate du Parlement fédéral, Wolfgang Thierse, avait suscité une vive controverse en publiant, dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 22 février, une tribune dans laquelle il mettait en garde contre « la radicalité des exigences identitaires » et le danger qu’il y aurait pour la gauche, notamment le Parti social-démocrate, à se concentrer sur les questions de diversité et de minorités qui, si importantes soient-elles, ne doivent pas éloigner de la primauté des questions économiques et sociales.
Classe moyenne allemande effritée
Cette réorientation programmatique et ce retour vers un électorat traditionnel sont palpables dans le contrat de coalition « Oser plus de progrès », que viennent de signer les trois partenaires qui gouverneront l’Allemagne ces quatre prochaines années, les sociaux-démocrates, les Verts et les libéraux. La tonalité sociale est manifeste avec l’annonce de l’augmentation du salaire minimum à 12 euros l’heure, l’augmentation à 520 euros mensuels des « minijobs » comme compléments d’activité et avec la garantie pour les retraites d’un taux de remplacement minimum de 48 %. L’engagement est clair : « Il n’y aura pas de réduction du niveau des retraites et pas d’augmentation de l’âge de départ à la retraite. »
L’allocation de base créée à l’époque Schröder pour les demandeurs d’emploi est remplacée par une « allocation citoyenne » censée assurer au bénéficiaire dignité et intégration dans la société, avec, pour le calcul du montant, la non-prise en compte pendant deux ans de la situation patrimoniale. Cette orientation sociale trouve un prolongement dans la politique éducative. Alors que l’éducation relève en Allemagne des Länder, un volet important du contrat de coalition est consacré au soutien des établissements scolaires en difficulté accueillant un public socialement défavorisé.
« Chances pour un bon départ »
Quelque 4 000 établissements bénéficieront du nouveau programme « Chances pour un bon départ » avec des investissements améliorant la qualité des locaux et de l’environnement mais aussi la mise à disposition d’un budget laissé à la libre appréciation de l’équipe éducative pour inventer des pratiques pédagogiques et développer des coopérations avec des partenaires extérieurs. De plus, 4 000 autres établissements seront dotés d’emplois de travailleurs sociaux, toujours avec l’objectif « d’offrir à tous la meilleure éducation possible indépendamment de l’origine sociale ».
Ce tournant social s’exprime au moment où une étude de la Fondation Bertelsmann montre que la classe moyenne allemande – porteuse de la réussite économique et historiquement garante de la stabilité politique – s’est effritée au cours de la dernière décennie, renforçant le risque et la peur du déclassement. Conjugué à de nouveaux engagements européens et à une politique audacieuse en matière de transition écologique, ce tournant social est un marqueur de cette nouvelle coalition.