ANALYSES

Guerre en Ukraine : « Les instances sportives ont pris leurs responsabilités en excluant la Russie »

Presse
28 février 2022
Interview de Lukas Aubin - France 24
Quelle place possède le sport dans la Russie de Vladimir Poutine ? Peut-on parler d’un levier de puissance de la Russie ?

Dans le régime de Vladimir Poutine, le sport est un élément de son pouvoir. Un élément qu’il avait d’ailleurs mis en place dès son arrivée au Kremlin. Le lendemain de son élection, il avait fait venir Anatoli Solomonovitch Rakhline, son ancien professeur de judo, au palais présidentiel.

Depuis, il s’est mis en scène, à de multiples reprises, en train de faire du judo, de courir, de faire du hockey ou de la musculation. Il voulait créer une sorte de culte de la personnalité autour de lui et incarner la mutation de la nation russe. Son prédécesseur, Boris Eltsine, était le symbole d’une Russie qui s’effondrait avec son embonpoint et sa tendance à la boisson. Poutine voulait donner l’image d’une Russie qui se reconstruit.

En plus de cette incarnation, il a mis en place un système politico-économico-sportif, ce que j’appelle « la sportokratura ». C’est un système qui utilise les oligarques, les hommes et femmes politiques et les sportifs pour construire un modèle sportif ultraefficace. Les politiques sont chargés d’organiser le sport, les oligarques de le financer et les sportifs de le diffuser.

Poutine a demandé à ses oligarques d’investir dans le sport national et, dans la mesure du possible, dans le sport mondial. Ça s’est vérifié avec l’arrivée de Gazprom dans la Ligue des champions et le club de Schalke jusqu’à la rupture du contrat ce lundi. [La compagnie aérienne russe] Aeroflot a pour sa part sponsorisé Manchester United depuis 2013 [jusqu’à ce que le club mette fin au partenariat vendredi]. Entre 2005 et 2012, la Russie a obtenu des dizaines et des dizaines d’événements sportifs de grande ampleur : les JO de Sotchi, le Mondial-2018, la création du Grand Prix de Sotchi…

L’objectif était double : d’une part, augmenter le patriotisme autour des valeurs sportives, une façon de contrôler la population. D’autre part, étendre l’influence de la Russie à l’étranger grâce au sport. C’est devenu un élément du soft-power russe.

Les institutions sportives, qui d’ordinaire brandissent leur apolitisme, sortent cette fois de leur réserve. Est-ce la preuve du caractère exceptionnel de la situation ?

On est face à une situation sans précédent en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Face à cette situation exceptionnelle, les instances du sport mondial réagissent en conséquence. À tel point qu’elles semblent rompre avec leur principe d’apolitisme ou de neutralité.

Jusqu’ici, elles pratiquaient la politique de l’apolitisme. Elles disaient que le sport devait rester un espace neutre et faire la jonction entre les différents pays et régimes. Face à l’invasion de l’Ukraine, une bonne partie a pris ses responsabilités. Elles ont décidé d’exclure du mouvement sportif mondial la Russie.

Le sport mondial survivra néanmoins très bien sans les Russes. Si on prend l’exemple de l’UEFA qui pourrait se séparer de Gazprom, il y a énormément d’investisseurs qui ne demandent qu’à rentrer, notamment dans les pays du Golfe. Il y aura beaucoup de candidats à la succession.

Des sportifs russes renommés, comme le footballeur Fedor Smolov, le cycliste Pavel Sivakov ou encore le nouveau numéro un du tennis mondial Daniil Medvedev, ont pris position contre la guerre et contre les décisions de Vladimir Poutine. Risquent-ils des sanctions ?

Énormément de sportifs élèvent actuellement la voix contre la guerre. C’est inédit dans la Russie de Poutine. Ils sont très nombreux à poster sur les réseaux sociaux, à s’exprimer dans la presse. Je pense que Vladimir Poutine a beaucoup moins bien préparé son narratif en comparaison avec 2014 et l’annexion de la Crimée. En quelques jours, le discours russe a changé plusieurs fois avant l’invasion de l’Ukraine sous le prétexte fallacieux de la « démilitarisation » et la « dénazification ». Ces deux arguments ne sont pas audibles en Russie et un des facteurs d’explication est probablement la profondeur des liens entre la Russie et l’Ukraine. Les manifestations qui ont eu lieu ces derniers jours [aussi bien du côté russe que du côté ukrainien] montrent qu’une bonne partie de ces populations n’adhèrent pas au discours.

Les sportifs sont la face visible de la contestation. C’est loin d’être anodin puisque le mouvement sportif vise à mobiliser la population autour des athlètes. Dès lors, si des athlètes de renom parlent contre le pouvoir, ce dernier devrait chercher à les réprimer.

La répression pourrait prendre la forme d’un « kompromat » [la publication d’informations compromettantes, réelles ou fabriquées de toutes pièces, NDLR]. Il faut se souvenir de l’exemple du hockeyeur Artemi Panarine, qui évolue avec les Rangers de New York. Au début de l’année 2021, il avait demandé la libération de l’opposant Alexeï Navalny. Un proche de Poutine avait alors affirmé dans la presse que le hockeyeur n’était pas quelqu’un de fréquentable puisqu’il avait agressé une femme dans un bar de Riga, en Lettonie, une dizaine d’années auparavant. Il n’y avait aucune preuve mais les conséquences ont bien été concrètes pour Panarine : il a été mis à pied par les Rangers de New York quelques mois et exclu de l’équipe nationale russe alors qu’il en était un titulaire indiscutable.


Les sanctions historiques prises dans le domaine du sport sont-elles à même de faire reculer Vladimir Poutine ? Ou ne sont-elles condamnées qu’à être des mesures symboliques ?

Vladimir Poutine est dans une forme de fuite en avant, il ne semble pas vouloir reculer, quelles que soient les sanctions. Ou en tout cas, il refusera de présenter tout recul comme tel. Cette séquence est une boule de neige. À mesure que les Occidentaux sanctionnent, les actions de Poutine empirent.

Les sanctions sportives se sont ajoutées à des sanctions diplomatiques. Aujourd’hui, la Russie est isolée et dispose de très peu d’alliés. Donc, dans ce contexte, la question est de savoir si Poutine veut aller jusqu’au bout, quitte à y perdre. Ou va-t-il se chercher une porte de sortie pour s’en tirer la tête haute ?

Ces derniers jours, quelques signaux montrent que la guerre ne fait pas consensus dans la classe politique et économique. Il se pourrait d’ailleurs que des membres de la « sportokratura » jouent un rôle dans la paix. Le propriétaire russe de Chelsea, Roman Abramovic, a été contacté par l’Ukraine pour intervenir dans les pourparlers de paix.

 

Propos recueillis par Romain HOUEIX pour France 24.
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