13.12.2024
« Criminels climatiques » – 4 questions à Mickaël Correia
Édito
7 mars 2022
Pour vous, les discours sur l’effet colibri – l’importance démesurée accordée aux comportements des individus – permet avant tout d’invisibiliser la structure sociale de la crise climatique…
Dans le débat public un récit dominant s’est installé depuis 30 ans : la lutte contre la menace climatique serait une question de discipline individuelle. De Jacques Attali à Emmanuel Macron en passant par feu Pierre Rabhi, tous clament que l’on pourra mettre fin à la catastrophe en cours en adoptant au quotidien des éco-gestes. En somme, il faudrait se changer soi pour changer le climat qui s’emballe.
Pourtant, en juin 2019, le cabinet de conseil Carbone 4 a démontré que si un Français mettait en œuvre un réel changement de comportement individuel – tel que ne plus jamais prendre l’avion et manger végétarien –, il n’obtiendrait une diminution de ses émissions que de l’ordre de 25 %.
Le concept même d’« empreinte carbone » a été conçu au début des années 2000 par une agence de communication embauchée par la British Petroleum (BP), une des plus grandes firmes pétrolières au monde, afin de promouvoir l’idée que le chaos climatique n’est pas la faute des entreprises mais des consommateurs.
Certes, les gestes individuels écologiques peuvent nourrir un rapport sensible à la fragilité de notre monde, mais ils reflètent avant tout le triomphe de la logique libérale : l’individualisation de la responsabilité.
Au même titre que le racisme ou le sexisme ne sont pas le fruit de relations interindividuelles, mais le produit de rapports de domination ainsi que de constructions sociales et historiques, le changement climatique n’est en rien la conséquence d’une somme de responsabilités individuelles.
L’importance démesurée accordée aux comportements des individus permet surtout de détourner notre attention politique des véritables fossoyeurs du climat.
Une centaine d’entreprises sont responsables de 71 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre depuis 1988. Saudi Aramco, Gazprom et China Energy sont méconnues du grand public. Pourtant ces multinationales saoudienne, russe et chinoise du pétrole, du gaz et du charbon sont les entreprises les plus émettrices de gaz à effet de serre de toute la planète. Si ensemble elles formaient un pays, elles seraient le troisième contributeur au réchauffement planétaire juste derrière la Chine et les États-Unis.
Vous mettez en avant les dangers du projet des routes de la soie qui pourrait voir se développer en Asie des centrales à charbon surdimensionnées
L’entreprise énergétique chinoise China Energy, tel un Petit Poucet climaticide, sème en effet ses centrales à charbon le long des « nouvelles Routes de la soie. ». L’Asie du Sud est le terrain de jeu favori de ce pyromane du climat. Une centrale à charbon sur deux y est bâtie avec l’aval de Pékin.
Et c’est au Bangladesh que l’expression « criminel climatique » prend toute son ampleur. En 2016, le président chinois Xi Jinping est parvenu à refourguer au pays quatre installations thermiques – un parc de centrales à charbon qui rejettera autant de gaz à effet de serre que ce qu’émet actuellement chaque année toute l’Autriche.
La première d’entre elles, la centrale de Payra, a été mise en service en 2020 et se situe à proximité des fragiles mangroves de Chalitabunia et des Sundarbans, un écosystème de marais unique sur Terre, classé au patrimoine mondial de l’Unesco.
C’est une aberration terrible. Le Bangladesh est l’un des pays les plus touchées par les dérèglements climatiques. À cause de la montée des eaux, 700 000 Bangladais perdent déjà chaque année leur foyer.
Pis, fin 2019, seuls 43 % de l’électricité issue de l’ensemble des sites de production énergétique du Bangladesh étaient consommés. Alors que l’État bangladais débourse chaque mois à la centrale au charbon de Payra près de 20 millions de dollars de paiements de capacité, la moitié de l’énergie que peut produire l’infrastructure chinoise n’est pas distribuée aux habitants, le réseau d’électricité du pays étant encore sous-développé…
Vous soulignez également la responsabilité des fonds d’investissement du type Blackrock ou Vanguard…
Pour continuer à augmenter leur production d’énergies fossiles, les multinationales énergétiques ont besoin d’énormément de capitaux. Et sur les marchés financiers, elles peuvent compter sur le soutien croissant des gestionnaires d’actifs.
En 2019, les trois plus importants gestionnaires d’actifs au monde, BlackRock, Vanguard et State Street, détenaient 10 milliards de barils de pétrole en réserve et cumulaient près de 300 milliards de dollars investis dans les énergies fossiles. Si l’on convertit l’ensemble de ces investissements en émissions de CO2 potentielles, elles ont augmenté de 17 % entre 2016 et 2019.
Sur la période 2018‑2020, les Américains BlackRock et Vanguard représentent les deux plus gros investisseurs mondiaux dans le charbon, avec un total de 170 milliards de dollars. Enfin, ces deux géants de la finance s’opposent ou s’abstiennent régulièrement en tant qu’actionnaires lors du vote de motions en faveur du climat au sein de ces groupes industriels. Leur responsabilité climatique est énorme.
Vous êtes plus que sceptique par rapport aux dispositifs de captage du carbone…
Ces dispositifs consistent grosso modo à piéger le CO2 directement à la sortie des cheminées puis à l’ensevelir sous terre. China Energy communique en fanfare depuis 2021 sur sa gigantesque centrale électrique au charbon de Guohua Jinjie qui a une technologie de ce type permettant de capturer 150 000 tonnes de CO2 par an. Mais cette installation émet chaque année environ 25 millions de tonnes équivalent CO2, de quoi ramener le carbone piégé grâce à ce dispositif au rang de goutte d’eau dans un océan de gaz à effet de serre.
En mai 2021, l’Agence internationale de l’énergie a jugé que les installations de captage de carbone devront, entre 2020 et 2030, croître de 4 000 % pour freiner le réchauffement. C’est qu’actuellement, à peine une vingtaine d’unités industrielles de captage de CO2 sont opérationnelles à travers le monde.
Le géant du pétrole Aramco n’est parvenu à mettre en œuvre qu’un seul dispositif de capture du carbone sur une de ses usines de production de gaz fossile. On estime qu’en cinq ans, le carbone capté à la sortie de cette infrastructure ne constitue que 0,2 % du CO2 rejeté dans les cieux par Aramco en une seule année…
Les industriels fossiles entrevoient dans les technologies la possibilité d’avoir le beurre d’un climat stabilisé et l’argent de la croissance économique. Mais ce sont des projets tarte à la crème, le dernier chiffon agité pour dire que l’on fait quelque chose.