19.11.2024
Mali : « Beaucoup d’institutions endogènes sont non-étatiques »
Presse
24 février 2022
Jean-Joseph Boillot et Jean-Louis Sagot-Duvauroux : Les témoignages directs recueillis sur place et les échos que nous en recevons nous donnent à penser qu’il s’agit d’un moment historique. Nous y ressentons une rupture mentale avec la domination de l’Occident sur les peuples et sur les esprits. Malgré la cruauté inhabituelle des sanctions décrétées contre le Mali et ses habitants, on rencontre dans les milieux populaires une sorte d’optimisme, de fierté joyeuse qui, en effet, nous interpelle.
Comment situez-vous les responsabilités dans l’opposition, voire la forte animosité, entre les dirigeants de la junte à Bamako et une partie de la population, d’un côté, et le gouvernement français de l’autre ?
Jean-Joseph Boillot et Jean-Louis Sagot-Duvauroux : Ce qui exaspère ces autorités et la majorité du peuple, c’est une sorte d’automatisme impensé et longtemps admis par lequel l’ancienne puissance coloniale se pose en sauveur du monde – sans notre armée, vous ne pouvez rien – et en modèle universel : retour à l’ordre constitutionnel, c’est-à-dire à un copier-coller de la Constitution de la Ve République qui, dans les conditions maliennes, s’est traduit par un État de non-droit. Par ailleurs et pour cette raison, nous évitons le mot « junte » qui nous semble inapproprié pour désigner les autorités de la transition où de nombreux civils sont en vraie responsabilité. Ce qui n’interdit pas d’être très attentif à l’évolution de la situation du pays, puisque l’histoire montre à quel point les meilleures intentions du monde conduisent parfois au pire.
Au regard de votre expérience de la vie malienne de ces dernières années, comment, alors que la France, par Serval et Barkhane, s’est engagée à côté des autorités maliennes contre le terrorisme islamiste, l’hostilité à l’Hexagone s’est-elle enracinée et épanouie ?
Jean-Joseph Boillot et Jean-Louis Sagot-Duvauroux : Le Mali a été et reste reconnaissant de l’action menée en 2013 par Serval à la demande du gouvernement malien et qui a sauvé le pays du pire. Barkhane est venue ensuite, jouant son propre jeu par rapport notamment à la rébellion touarègue et coïncidant avec une situation militaire et politique débilitante pour l’armée malienne : la perte de confiance des soldats dans leur commandement militaire et civil et pas ou peu de résultats sur le terrain. Se sont ajoutés les automatismes de pensée et d’attitude par lesquels la France officielle se met si souvent en position de surplomb, puis la rupture mentale évoquée plus haut. La chute du régime IBK et la conduite du pays par les autorités de transition ont donné le sentiment que Mali et France pouvaient, et même devaient, enfin se parler d’égal à égal. La France officielle a semblé sourde à cette évolution et c’est cette perception qui compte, pas les bonnes intentions là encore. Mais ce que nous voyons du Mali nous convainc qu’un peu de respect mutuel dissipera sans mal l’hostilité que vous évoquez.
Qu’est-ce que la tournure des événements au Mali, et un peu au Burkina, dit-elle de l’état des opinions et de sociétés africaines aujourd’hui ?
Jean-Joseph Boillot et Jean-Louis Sagot-Duvauroux : Les autorités de la transition ont placé l’enjeu politique du moment sous le terme de « refondation ». Cet objectif correspond à un mouvement de fond, au Mali et en Afrique, de revalorisation de son riche patrimoine institutionnel endogène délégitimé par le colonialisme et la domination occidentale. Un rééquilibrage symbolique est en cours. L’Asie l’a déjà largement amorcé, faisant d’ailleurs disparaître des esprits la classification raciale (raciste) de « Jaunes ». En Afrique, le sentiment sourdement partagé naguère que l’Occident serait la pointe du progrès et de l’histoire humaine se dissipe, dans la jeunesse surtout. Cet ébrouement déstabilise des constructions politiques inopérantes qui identifient la démocratie aux régimes « représentatifs » enfantés par l’histoire occidentale.
Comment faire cohabiter légitimité et légalité dans un contexte aussi explosif où les conceptions du pouvoir balancent entre une approche nourrie aux sources de traditions ou de nostalgies locales et une autre influencée par les démocraties parlementaires telles qu’on les connaît un peu partout à travers le monde ?
Jean-Joseph Boillot et Jean-Louis Sagot-Duvauroux : Question fondamentale. Question du moment. Beaucoup d’institutions endogènes qui, au Mali, restent réellement efficaces sont non-étatiques. Elles peuvent inspirer le temps présent sans sombrer dans la « nostalgie », et pourquoi pas revitaliser certaines utopies libertaires nées en Europe, mais aussi de vieilles utopies maliennes comme dans la Charte du Manden qui date tout de même du début du XIIIe siècle. Mais seul un travail au long cours permettra d’en faire des outils de gestion d’une société aujourd’hui en pleine évolution. Là est le grand risque. Nous affirmons ici que le pire n’est pas certain, qu’on peut accompagner avec un relatif optimisme la refondation en cours. Elle peut aussi succomber à la tentation de la dictature placée en cautère sur un projet politique en panne. Sympathie et vigilance sont les deux mamelles de la sagesse en Afrique comme ailleurs.
Plusieurs mots et concepts alimentent l’actualité de ce pays actuellement : transition, sanctions, légitimité, coups d’État, élections, durée raisonnable, démocratie, néo-colonialisme, terrorisme, djihadisme, etc. Qu’est-ce que cela dit de la géopolitique et de la géoéconomie que l’Afrique doit désormais affronter ?
Jean-Joseph Boillot et Jean-Louis Sagot-Duvauroux : Merci de poser la question des « mots », des concepts avec lesquels chacun tente d’éclairer la route. Le vocabulaire officiel de l’Afrique, ce qui se dit dans ses langues officielles au service de ses officiels, a été forgé ailleurs. De nombreux analystes africains y voient une des causes du détournement de la tension démocratique par beaucoup de régimes du continent adoubés par ceux qui s’autodéfinissent sous le vocable de « communauté internationale ». La question des langues africaines a d’ailleurs été mise en avant par les Assises nationales de la refondation dès le début. Mais l’Afrique ne peut pas faire comme si elle était seule au monde. Elle doit parler avec le monde, s’en faire comprendre, s’en faire entendre. Cela crée un rapport de force symbolique qui se traduit notamment par les parties de bras de fer à coups de communiqués gouvernementaux souvent tranchants.
Qu’est-ce que cela dit ?
Jean-Joseph Boillot et Jean-Louis Sagot-Duvauroux : Que nous en sommes là. Que là est ce que nous avons désigné comme un « moment historique » : construction d’un traité de paix pour en finir avec la guerre de 500 ans par laquelle quelques nations d’Europe auto-désignées comme « blanches » ont conquis et assujetti la planète, ses peuples et ses ressources. Et ce notamment au nom d’un modèle économique qui a montré toutes ses limites, limites dont l’Afrique hérite, hélas, au pire moment de sa transition, alors qu’elle voit sa population croître rapidement et qu’elle aura besoin de ses propres ressources, toutes ses ressources, alors qu’on lui dit que la fête est finie.
Comment pensez-vous que l’Afrique pourrait tirer son épingle du jeu auquel invite la donne internationale de nouvelle guerre froide entre pays à régime autoritaire et pays à régime démocratique ?
Jean-Joseph Boillot et Jean-Louis Sagot-Duvauroux : La domination a sorti la parole de l’Afrique du jeu que vous évoquez. Elle commence à revenir dans la conversation, grâce notamment aux échanges culturels et artistiques qui reçoivent désormais un accueil attentif en Occident, notamment dans la jeunesse. Un exemple. La pensée patrimoniale du Manden, cœur historique du Mali, représente l’univers comme une totalité organique complexe. Quand ils coupent un arbre, les initiés donso s’en excusent auprès de lui et nous savons aujourd’hui qu’une forêt qui brûle en Amazonie abîme la France, abîme le Mali, les Seychelles ou l’Ukraine…
Reconstruire avec le concours de l’Afrique une conversation planétaire qui sorte du jeu binaire des actuels maîtres du jeu ? C’est peut-être une utopie. Nous avouons qu’elle nous hante comme elle hante toute l’Afrique. Et nous voyons aussi la force intellectuelle et morale que le patrimoine culturel retrouvé peut donner au pilotage de cette délicate évolution. Donnons-lui cette chance. Que la France retrouve la beauté des grands moments d’histoire où elle a ouvert des voies à l’émancipation des peuples.
Entretien avec Jean-Joseph Boillot, chercheur associé à l’IRIS et Jean-Louis Sagot-Duvauroux, dramaturge et philosophe.
Propos recueillis par Malick Diawara pour Le Point.