17.12.2024
Joe Biden et l’Occident « raisonnable »
Correspondances new-yorkaises
28 février 2022
À l’heure où j’écris ces lignes, Kiev est sous les bombes. L’armée ukrainienne et la population tentent de résister héroïquement aux assauts russes, mais l’issue des combats ne laisse guère de place au doute. Quelle qu’ait été l’évolution des choses au moment où ce texte sera publié, rien ne pourra m’ôter ce sentiment : c’est à Kiev que j’aurais, comme on le dit avec grandiloquence, vu mourir le monde ancien.
Pas le 11 septembre 2001, pas en août 2021 à Kaboul lors de la pathétique débâcle américaine, mais bien à Kiev en février 2022.
Ce n’est pas seulement le fils d’une mère ukrainienne qui verse aujourd’hui des larmes, non, c’est surtout le français naturalisé américain qui pleure non pas la fin du monde occidental, car tout a une fin, mais sa sénilité et sa lâcheté.
Car enfin, même si le bon sens nous conduisait à dire qu’une intervention de l’OTAN ne devait évidemment pas avoir lieu dans le cas d’une incursion militaire de la Russie « limitée »au Donbass, la marche sur Kiev de Poutine aurait dû changer la donne.
Les États-Unis et leurs alliés auraient dû réagir immédiatement, non pas, bien sûr, en dégainant les armes, mais en déployant par exemple une force préventive à l’ouest de l’Ukraine et en exigeant des Russes qu’ils stoppent leur avancée et acceptent des pourparlers. Comment peut ont accepter sans honte de voir attaqué et envahi un pays ami et partenaire, même s’il n’est pas membre de l’OTAN, sans réagir au-delà de la mise en place de rétorsions économiques auxquelles l’adversaire s’est préparé de longue date ? Et cela, après des semaines de gesticulations stériles et de proclamations de soutien et d’amitié éternelle. « L’Ukraine n’est pas seule », clamait il y a encore peu le président américain. Si, le 24 février dernier elle s’est retrouvée seule. Désespérément seule.
Que penseriez-vous de ma personne si je vous disais que l’autre jour mes amis et moi avons assisté dans le métro au viol d’une femme, et bien qu’en nombre supérieur aux agresseurs nous avons préféré ne pas intervenir car le risque de recevoir quelques coups était grand ?
L’exemple peut sembler simpliste et nombreux seront ceux qui diront que je ne prends pas assez en compte la complexité de la situation en Ukraine. Peut-être suis-je devenu un faucon, comme on dit, mais ils ne me feront pas changer d’avis, je suis convaincu que ce qui s’est passé la semaine dernière à Kiev est exactement la même chose.
Bien sûr qu’il y aurait eu avec le déploiement d’une force préventive de l’OTAN à l’ouest de l’Ukraine, un risque d’escalade. Poutine n’a-t-il pas menacé à mi-mot de représailles nucléaires ceux qui se seraient opposé à ses plans ? Mais est-ce une politique de première puissance mondiale que de vivre dans la peur des coups de l’autre ? À quoi bon pour les États-Unis dépenser 700 milliards de dollars par an en armement s’ils n’osent pas un tant soit peu montrer leurs muscles lorsque cela est vraiment nécessaire ? Il faut savoir raison garder argumenteront ceux qu’en juin 1940 Romain Gary aurait appelé « les raisonnable ». « Les raisonnables » de Gary étant ceux qui, « par prudence et refus de l’aventure », se sont couchés avec Pétain -on voit où cela a conduit.
En août dernier, j’avais écrit à propos de la chute de Kaboul qu’il ne s’agissait quand même pas, et cela malgré l’ampleur du désastre, d’un événement comparable à la chute de Constantinople comme on avait pu alors l’entendre ici et là. Cette fois-ci avec l’Ukraine, sur la symbolique on n’en est pas loin.
Après l’abandon de Kiev à son sort, plus rien n’empêchera Poutine de s’attaquer à d’autres territoires de l’ancienne zone d’influence soviétique. Plus rien ne retiendra la Chine de s’emparer de Taiwan.
L’Occident, « raisonnable », qui a oublié les leçons de l’Histoire et pour qui l’honneur et la dignité ne signifient plus rien, s’est couché et ne se relèvera plus. Le vieillard de la Maison-Blanche en porte la responsabilité.
L’homme de gauche que je suis, titulaire d’une carte du Parti démocrate, ne peut s’empêcher de penser avec ironie et tristesse que les choses ne se seraient jamais passées comme cela si Trump était encore président.
Post-scriptum : Poutine est certes un personnage antipathique aux méthodes de gangster, mais il faut reconnaitre que tout ça ne serait pas arrivé si les accords passés dans les années 90 entre les occidentaux et la Russie sur le non-élargissement de l’OTAN à l’est avaient été respectés.
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Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Ses deux derniers essais, «Pauvre John ! L’Amérique du Covid-19 vue par un insider » et « Femme vaillante, Michaëlle Jean en Francophonie », sont respectivement parus chez Max Milo en 2020 et aux Éditions du CIDIHCA en 2021.