ANALYSES

Ukraine : le blé, une arme diplomatique pour la Russie

Presse
23 février 2022
Interview de Sébastien Abis - Pour l'Eco
Qui détient cette céréale, base de l’alimentation dans le monde entier, possède un pouvoir d’influence conséquent. La Russie l’a bien compris en devenant une super-puissance exportatrice de blé.

Quelle place occupe le blé dans la diplomatie ?

Il y a toujours eu une géopolitique du blé. Évidemment, il ne s’agit pas d’expliquer tous les événements de l’Histoire – les tensions ou les accords de paix – par des raisons agricoles. Mais il y a très souvent des variables alimentaires et des questions céréalières dans les phénomènes géopolitiques. Le blé fait partie de cette catégorie de produits sensibles qu’il faut regarder dans cette dimension géopolitique. Il a toujours été utilisé soit comme une arme de paix, soit comme une arme de rivalité, de coercition, d’opposition.

Dans ce contexte, chaque pays joue avec ses atouts, surtout les États qui ont d’importantes ressources productives et qui pèsent sur les marchés mondiaux. Et tout ça est présent dans la crise russo-ukrainienne. La Russie est en effet l’archétype du pays qui utilise ce pouvoir, surtout après avoir mis le turbo ces dernières années sur sa production céréalière.

Justement, que représente le blé pour la Russie ?

Pour Moscou, après la parenthèse soviétique, il fallait retrouver une place importante sur la scène internationale. Pour cela, la Russie a utilisé le gaz, les armes et les céréales.

Aujourd’hui, le blé russe représente de 75 à 85 millions de tonnes par an, soit entre 10 et 12 % de la production mondiale. La Russie est le premier exportateur au monde depuis 2016. Elle exporte une tonne sur deux récoltées. Concrètement, cela équivaut à 35-40 millions de tonnes de blé exportées par an, soit de 20 à 23 % du total mondial. C’est colossal !

Cela génère évidemment d’importants revenus (depuis 5-6 ans entre 10 et 13 milliards de dollars par an) et confère une influence : comprenez bien, votre pouvoir est conséquent quand vous possédez 20 % des exportations mondiales de blé,  base universelle de l’alimentation via le pain, les produits céréaliers, les pâtes ou la semoule.

Comment expliquer cette première place russe au classement des pays exportateurs ?

Beaucoup de pays dans le monde ont besoin d’importer du blé parce qu’ils n’en produisent pas assez – pour des raisons essentiellement géographiques, climatiques, parfois en raison de certains désordres géopolitiques.

Les deux bassins à très forte dépendance céréalière se situent au Moyen-Orient et en Afrique du Nord : on y consomme beaucoup de blé, mais on ne produit pas assez par rapport à la demande. Quand la Russie a déployé ses exportations, elle a principalement visé ces deux zones géographiques, en ayant conscience que ces pays souhaitaient diversifier leurs relations commerciales (leur relation avec les États-Unis était conflictuelle et les liens se transformaient avec les puissances européennes). La Russie est arrivée comme la puissance stabilisatrice. L’exemple typique est la Syrie de Bachar el-Assad où le robinet céréalier russe a tourné à plein régime ces dernières années.

Le premier acheteur de blé russe reste l’Égypte avec 13 à 14 millions de tonnes de blé par an, mais beaucoup de céréales vont aussi en Turquie (entre 6 et 8 millions de tonnes chaque année) ou en Algérie (pour 2021-2022, 10 % du blé acheté par l’Algérie est d’origine russe).

Moscou essaie par ailleurs d’élargir son marché là où la croissance démographique et les évolutions des régimes alimentaires entraînent une augmentation des besoins : en Afrique subsaharienne, en Afrique de l’Ouest, dans les petits pays comme le Togo, le Cameroun ou le Nigeria. Ou encore auprès des pays d’Asie (Bangladesh, Thaïlande, Vietnam, Indonésie), qui achètent de plus en plus de blé russe.

Avec la crise actuelle, que risquent les pays importateurs de blé ?

Évidemment, ces pays qui achètent beaucoup de blé aujourd’hui sont inquiets de voir, depuis plusieurs mois, s’emballer à nouveau le cours de cette matière première agricole en raison des tensions géopolitiques. La tonne de blé tourne autour des 275-280 euros, soit un peu plus de 300 dollars. C’est quasiment du doublement en 18 mois. Donc pour eux, l’addition est salée.

Cette hausse des prix du blé peut avoir des coûts budgétaires, des coûts sociaux, des coûts d’équilibres territorial et des coûts logistiques. Les pays importateurs peuvent réagir de deux manières face à l’inévitable contestation : soit par l’inflation sécuritaire, c’est-à-dire une répression des « émeutes de la faim »,  soit par l’inflation budgétaire en gonflant les budgets de subventions pour calmer les tensions. Mais les compteurs budgétaires explosent.

Qu’en est-il de l’Ukraine ?

L’Ukraine a toujours été un grenier à blé de l’Europe. Le blé, le maïs ou le tournesol – et l’agriculture en général – sont des ressources importantes pour l’économie de ce pays. Une des particularités de l’Ukraine : le pays possède les meilleures terres du monde, ce que l’on appelle le « tchernoziom« , ces fameuses terres noires aux rendements fabuleux. Kiev affiche aujourd’hui une production de blé de 30 à 32 millions de tonnes par an, soit 4 % de la production mondiale. L’exportation représente de 20 à 25 millions, soit 12 % du total mondial. C’est considérable.

Parmi les acheteurs, on retrouve à peu près les mêmes pays que pour la Russie, c’est-à-dire l’Égypte, l’Indonésie, le Bangladesh, la Turquie, le Pakistan. Mais aussi, la Jordanie, le Yémen, la Libye ou le Soudan.

Évidemment, la Russie plus l’Ukraine, en production ou en exportation, ça représente un poids immense sur la scène internationale.

Faut-il y voir une cause de la crise actuelle ?

Il est certain qu’il ne faut pas « agricoliser » la crise ukrainienne du moment, mais il y a des ressources dans cette zone du monde et la Russie le sait bien

Les deux régions séparatistes, dont la Russie a déclaré le 21 février qu’elle voulait y « maintenir la paix » [en y déployant l’armée], Louhansk et Donetsk, abritent 8 % de la production de blé ukrainienne. Si vous prenez toutes les régions de l’Est de l’Ukraine (avec la Crimée), c’est 40 % de la production ukrainienne.

Ces dernières années, la Russie a aussi développé d’importants échanges avec la Chine. Quelles conséquences pour le marché du blé ?

La grande inconnue tient en une question : avec les besoins croissants de la Chine en blé, est-ce que la Russie va placer de plus en plus de blé vers le marché chinois, qui sera solvable et qui sera peut-être son premier partenaire géopolitique et stratégique ? Une lune de miel semble se dessiner de plus en plus entre Xi Jinping et Vladimir Poutine. Au détriment des marchés moyen-orientaux ou africains ? L’avenir le dira.

D’autant que, dans l’équation Russie-Chine, il existe un facteur important : la Sibérie, qui est d’ores et déjà une grande productrice céréalière, et qui peut encore augmenter ses rendements. C’est l’un des territoires gagnants du changement climatique.

L’offre de blé va-t-elle pouvoir continuer à suivre la demande dans les prochaines années ?

Il faut s’attendre à des tensions croissantes : aujourd’hui, on est autour de 800 millions de tonnes de blé produites et consommées sur la planète. On était à 600 au début de ce siècle. En 20 ans, on a augmenté de 200 millions de tonnes la consommation annuelle et la production, pour l’instant, arrive à suivre – notamment parce qu’on a mis le turbo autour la mer Noire.

Pour la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), il faudra environ un milliard de tonnes de blé par an en 2050. Soit 200 millions de tonnes de plus qu’aujourd’hui. On on ne sait pas très bien où on va pouvoir aller les chercher. Question :  comment augmenter la production là où on produit déjà aujourd’hui ?

L’offre et la demande sont extrêmement polarisées : peu de pays producteurs et de pays exportateurs. Peut-être même de moins en moins, si l’Europe fait le choix d’arrêter d’exporter ses céréales ou de moins produire avec son « Pacte Vert », qui déclenche une inquiètude sur les capacités européennes futures.

Et puis, on s’interroge : comment la science va-t-elle permettre de produire malgré le changement climatique ? La Sibérie renferme un gros potentiel, mais  sera-t-il suffisant ? D’ailleurs la Chine, qui a besoin de produire beaucoup de blé, investit beaucoup dans les nouvelles techniques génomiques (NGT). Ces innovations visent à développer des variétés très résistantes au climat. Mais encore une fois, rien ne garantit qu’on y arrivera.
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