19.12.2024
Ephad, au-delà du scandale, une affaire qui en dit long sur les failles dans l’appréciation de la responsabilité des entreprises…
Tribune
21 février 2022
Il y a une trentaine d’années, toute entreprise qui agissait à l’international savait qu’aucun projet n’était possible sans la négociation de rétributions spécifiques, pots-de-vin et autres avantages financiers ou en nature, aux personnes en capacité de faciliter la conclusion du contrat. Le versement et/ou le coût de tels avantages étaient même visibles dans les comptes des entreprises et venant grever les bénéfices, ils permettaient de fait de réduire la fiscalité et les impôts payés par les entreprises. Tout le monde savait qu’il s’agissait de corruption, donc de pratiques quelque peu douteuses, mais si même les agents du fisc n’y voyaient rien à redire, ce ne devait pas être si grave. Et puis, il y a eu l’offensive contre la corruption. Partie des États-Unis et portée par l’OCDE, la convention dédiée à la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers a mis du temps à faire bouger les lignes. Signée en 1997 par la France, il fallut toutefois attendre 2016 pour que la loi Sapin 2 s’attaque frontalement au problème après que plusieurs entreprises françaises aient été poursuivies pour des faits de corruption aux États-Unis ou au Royaume-Uni et condamnées à verser de lourdes amendes. Certaines de ces entreprises ont d’ailleurs aujourd’hui disparu, absorbées par des concurrentes après avoir été affaiblies par le scandale, ou ont choisi de changer de nom espérant ainsi faire oublier la mauvaise réputation.
Il fallut donc vingt ans pour prendre conscience que la corruption était un risque majeur et un enjeu géopolitique au-delà même des seules considérations éthiques et morales. Il semblerait que sur d’autres questions liées à la responsabilité des entreprises, la prise de conscience soit beaucoup plus lente encore… Et pourtant, le récent scandale des maisons de retraite tend à démontrer, une fois de plus, qu’une mauvaise évaluation de leurs responsabilités par les acteurs économiques les met en péril. Or, face aux défis à venir (tels que la transition énergétique et le changement climatique, la lutte contre les inégalités) face au vieillissement inéluctable de la population dans de nombreux pays et pour un système économique et démocratique plus inclusif , les enjeux sont aussi stratégiques et géopolitiques.
Orpea et les raisons d’un scandale.
À première vue, cette affaire semble, malheureusement, d’une banalité sans nom. Des dirigeants et actionnaires cupides ont cherché à faire des profits sur le dos de personnes vulnérables dont ils étaient supposés prendre soin et de leur famille. Certains ont probablement pensé que ce n’était ni le premier scandale de ce genre, ni le dernier. Et jusque-là, on avait tendance à tourner la tête. Mais, la parution de l’ouvrage de Victor Castanet, Les fossoyeurs, a créé un véritable scandale et la prise de conscience parait réelle cette fois-ci. Les témoignages se multiplient et risquent de toucher par contagion tout le secteur des maisons de retraite. La question de l’intérêt d’avoir des acteurs privés a déjà été portée dans le débat public.
Au-delà de cela, ce scandale est une illustration aussi du fait qu’un basculement s’est opéré au cœur de nos sociétés. Nul doute que la période de pandémie ait augmenté notre sensibilité à des sujets qui jusque-là ne prenaient pas vraiment, qu’il s’agisse de santé, d’éducation, de lutte contre les inégalités de richesses, de genre ou d’accès. Rappelons-nous l’écho qu’avait pu avoir en France la déclaration du directeur de Sanofi au printemps 2020 qui expliquait que si son entreprise mettait au point un vaccin, il serait d’abord destiné aux patients américains au motif que ces derniers avaient financé de manière plus importante les recherches ayant permis de le développer… Scandale et polémique justifiés certes, mais qui masquent mal la compétition réelle qui existe aussi entre les États dans leur politique publique sanitaire et sociale et qui peut être aussi instrumentalisée par certains acteurs privés.
Est-ce un changement de rapport de force qui peut peser sur nos économies ?
Clairement, la montée en puissance des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance sur les marchés financiers depuis quelques années en sont une illustration. La crise de 2008 avait déjà accéléré la tendance, la pandémie a confirmé cela. Il est certes douteux de voir des acteurs financiers, qui ont par ailleurs beaucoup d’argent placé dans les paradis fiscaux et ont à la fois profité de la crise financière en 2008 et du Covid-19 depuis 2020 sans grand état d’âme, puissent être crédibles lorsqu’ils s’inquiètent des inégalités ou du changement climatique ! Et pourtant, crédible ou pas, la réorientation des fonds investis est d’autant plus significative qu’elle est aussi portée par des évolutions règlementaires, en particulier au niveau européen avec les taxonomies vertes et sociales ou encore, la révision de la directive RSE.
L’enjeu est de taille puisque des entreprises qui ne prendraient pas ce virage peuvent déjà aujourd’hui peiner à trouver des financements (des pans entiers de nos économies sont d’ailleurs menacés qu’il s’agisse des secteurs de l’énergie, de la défense ou autres), à recruter, ou encore voir leur management questionné par les actionnaires (comme le démontrent les cas de Danone ou de Lagardère récemment) ou des activistes de toute nature. Les poursuites engagées auprès des tribunaux se multiplient en France comme ailleurs et au-delà des conclusions qui seront rendues par les tribunaux, le risque réputationnel est aussi réel. L’instrumentalisation de cela par des concurrents mal intentionnés est également un risque que les entreprises doivent intégrer très vite…
Quels enjeux géopolitiques ?
Au-delà des entreprises, c’est également une bataille des normes qui est engagée en matière de responsabilité des entreprises. N’a-t-on pas vu récemment l’International Financial Reporting Standards Foundation, plus connu sous son sigle IFRS proposer un référentiel, l’International Sustainability Standards Board (ISSB), concurrent de celui en cours d’adoption par l’Union européenne, au travers de la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) sur le reporting extra-financier.
L’IFRS est à l’origine du référentiel de normes et de règles comptables le plus répandu et dans la rédaction des rapports annuels des entreprises cotées aux États-Unis, au Canada ou au sein de l’Union européenne, où l’emploi de ces normes est obligatoire depuis 2002[1] et qui en est depuis devenue la principale utilisatrice. Au-delà de ces pays, nombre de pays émergents ont adopté ces normes. La Chine et l’Inde ont notablement fait évoluer leurs propres normes comptables pour assurer une convergence accrue avec le référentiel IFRS. Les enjeux financiers en sont donc importants et la domination américaine via cette normalisation est incontestablement un atout pour les investisseurs ou les fonds d’investissement ou de pension américains.
En matière de responsabilité, la norme et le choix des normes sont au moins aussi importants ! En effet, au-delà de la normalisation qui se diffusera et de l’avantage qu’elle pourra donner à tel ou tel, il y est aussi question d’un modèle économique, de l’appréciation qui y est faite par les pouvoirs publics et des réglementations du modèle d’entreprises que l’on souhaite face aux défis à relever. Les événements récents ont montré que la réponse à cette question déterminerait aussi l’avenir de nos démocraties et le poids de ces dernières dans le concert des Nations. En la matière, l’Union européenne a clairement marqué des points avec le RGPD et son choix de protéger les données personnelles et par conséquent, les citoyens face au totalitarisme de la législation américaine du Cloud Act ou son équivalent chinois. Toutefois, les aléas des négociations en cours sur le sujet des données personnelles entre les États-Unis et l’UE démontrent que la défense de nos intérêts et de notre souveraineté est quotidienne et réclame une détermination certaine. Il en ira de même sur tous les autres défis à venir !
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[1] règlement (CE)1606/2002 du 19 juillet 2002