18.11.2024
« L’emprise – La France sous influence » – 4 questions à Marc Endeweld
Édito
18 février 2022
Votre livre montre que l’allié stratégique peut être redoutable adversaire économique…
Effectivement, à travers ce nouveau livre d’enquête, un travail de deux ans, pour lequel j’ai rencontré des centaines d’interlocuteurs dans le milieu diplomatique, du renseignement ou des grands groupes stratégiques, je me suis intéressé à la guerre économique mondiale qu’on perçoit aujourd’hui de plus en plus fortement notamment entre les États-Unis et la Chine. N’en déplaise aux promoteurs de la « mondialisation heureuse », la globalisation financière et économique est également le théâtre d’affrontements et de déstabilisations entre États et acteurs privés, même entre « alliés ».
Comme je le dis dans la préface de mon ouvrage, en ce qui concerne notamment les grands contrats internationaux, tous les coups sont permis (je reviens ainsi dans le livre sur la fameuse affaire des « sous-marins » avec l’Australie). De fait, dans cette véritable guerre économique de l’ombre, il n’y a pas d’alliés qui tiennent, il n’y a que des concurrents qui mobilisent toutes les ressources à leur disposition pour faire valoir leurs intérêts nationaux respectifs. Et justement, contrairement à certains discours politiques ou médiatiques, qui n’évoquent que la menace d’intérêts étrangers en visant généralement la Russie ou la Chine, mon enquête s’intéresse également longuement aux États-Unis, en racontant les coulisses de plusieurs opérations de déstabilisation américaines à l’encontre de certains de nos groupes les plus stratégiques, comme Airbus, Alstom, ou Alcatel. Les Américains depuis une trentaine d’années, et plus encore après la crise financière de 2008, ont utilisé l’arme juridique (à travers ce qu’on appelle « l’extraterritorialité » de leur droit anticorruption), mais ont aussi mobilisé tous leurs moyens de renseignement (notamment l’espionnage électronique) pour cibler différents intérêts économiques, y compris en France. C’est cette histoire et ces coulisses que je raconte dans mon ouvrage.
Plus globalement, dans le cadre de l’affrontement grandissant entre les États-Unis et la Chine, la France se retrouve écartelée, prise au piège, sous emprise des deux grandes super puissances, pour l’instant incapable de définir une stratégie de long terme gagnante. Et je m’intéresse également aux acteurs « secondaires » de cette lutte mondiale, notamment la Russie, Israël, ou la Turquie. On se souvient des virulentes attaques d’Erdogan contre Macron. Le président de la République lui-même s’est inquiété il y a quelques mois de possibles ingérences de la Turquie dans le cadre des élections présidentielles. En réalité, sur différents terrains, notamment en Libye et en Afrique, la Turquie est supportée par le département d’État américain.
En quoi l’affaire Alstom est emblématique ?
Dans le cadre de cette guerre économique, l’affaire Alstom est en effet emblématique à plus d’un titre. D’abord, cette entreprise fut un symbole de l’industrialisation de la France au XXe siècle, et joua un rôle crucial lors de la reconstruction après la Seconde Guerre mondiale. Tous les candidats à la présidence de la République jouent actuellement sur cette nostalgie, truffant leurs clips de campagne ou de communication d’images de TGV ou du paquebot France, de Zemmour à Macron. Je rappelle au passage qu’à l’origine, le conglomérat de la Compagnie Générale d’Électricité (CGE) qui contrôlait Alstom après la guerre avait assuré l’électrification du territoire français. Alstom est donc un trésor de savoir-faire industriel, c’est une histoire ouvrière également, et a joué un rôle très important pour l’indépendance nationale du pays.
C’est pourquoi l’affaire Alstom est particulièrement sensible dans l’inconscient collectif. Je reviens bien sûr sur les différents épisodes et acteurs qui ont amené à la déstabilisation du groupe, jusqu’au rachat de ses activités énergie par l’américain GE en 2014, quand Emmanuel Macron était ministre de l’Économie. Contrairement à ce qu’il a affirmé il y a quelques jours à Belfort, Emmanuel Macron n’a pas été un simple « collaborateur » de François Hollande dans toute cette histoire. J’explique ainsi comment tout un tas d’acteurs ont pu d’ailleurs ensuite l’aider pour financer sa campagne.
Le député Marleix a dénoncé à maintes reprises un « pacte de corruption ». Sans forcément aller jusque-là, je remarque que tout est en fait sur la place publique : cet entre soi du monde des affaires parisien qui a joué un rôle crucial dans la vente d’Alstom a permis à Emmanuel Macron de bénéficier de prêts bancaires sur la toute fin de campagne, alors qu’il avait alors de graves difficultés financières.
Mais l’affaire Alstom est enfin un symbole, car elle représente ce désarmement industriel de la France promue par des élites économiques et politiques qui n’ont cessé durant trente ans de prêcher pour les « entreprises sans usines », cette idéologie du fabless qu’on retrouve sur le dossier Alcatel. Les Américains ne sont donc pas les seuls à blâmer dans la casse ou la perte de nos entreprises stratégiques : les dirigeants français ont une grande part de responsabilité. Plus généralement, il est frappant de constater que les intérêts privés se mêlent de plus en plus aux intérêts stratégiques, énergétiques et économiques des États, sans la moindre considération pour les populations.
Les câbles sous-marins sont le nouvel espace invisible, mais tangible de puissance ?
C’est l’une des découvertes de mon enquête : la France est en réalité un véritable hub des câbles sous-marins qui constituent l’architecture matérielle de l’Internet. 99 % du trafic mondial du réseau des réseaux transitent par ces câbles sous-marins constitués de fibres optiques. Et pour faire la transition avec le précédent sujet, la France disposait historiquement, au sein d’Alcatel, d’un savoir-faire unique dans le domaine. Les câbles de Lyon, et l’usine de l’ancien groupe français à Calais (elle est toujours en service) ont joué un grand rôle dans le développement des télécommunications en France et dans le monde. Or le rachat d’Alcatel Lucent par le finlandais Nokia en 2015 (rachat qui fut autorisé par le ministre Emmanuel Macron) a fait perdre à la France un avantage considérable. Car aujourd’hui, la maitrise de ce savoir stratégique n’est plus totalement assurée, d’autant plus que Nokia, qui fabrique une bonne partie de sa production en Chine, est aujourd’hui une cible potentielle de fonds américains. Or, l’avantage géographique de la France qui lui permet d’être un hub de l’internet suscite la convoitise de tous les services de renseignement du monde, et notamment de la puissante NSA américaine. Sur ce sujet, je dévoile notamment que l’agence américaine dispose en réalité de contrats secrets avec la DGSE pour faciliter l’espionnage de ces câbles sous-marins qui se branchent à terre dans de nombreux ports français, notamment à Marseille. En cela, la maitrise des ports est donc plus que jamais stratégique, et pas uniquement pour le commerce mondial… On le voit en Afrique au moment même où le groupe Bolloré a décidé de vendre ses activités portuaires et logistiques à la société MSC, comme je le raconte aussi longuement dans le livre.
Vous décrivez des services français volontairement impuissants à lutter contre la guerre économique que nous livrent les États-Unis…
Cette impuissance s’explique pour plusieurs raisons. D’abord, cela fait désormais une trentaine d’années que la DGSE a plus ou moins arrêté de procéder à l’espionnage d’intérêts économiques américains. La dernière tentative eut lieu dans les années 1980, et s’est terminée par un fiasco. À l’époque, nos agents infiltrés dans les sociétés américaines ont tous été découverts par le FBI. Sous De Gaulle, cet espionnage français du grand frère américain était massif et intégré dans une stratégie plus globale d’indépendance nationale. Le général avait défini plusieurs secteurs stratégiques notamment l’aéronautique ou le nucléaire où nos espions devaient remporter des victoires. Tout a changé depuis. Selon les dires d’un haut responsable du renseignement français, les services n’osent en réalité plus espionner activement les Américains de peur d’être découverts et de subir des représailles. Par ailleurs DGSE et DGSI se sont concentrés depuis bientôt plus de vingt-cinq ans sur la « guerre contre le terrorisme ». Ce sont des choix politiques. La prise de conscience de notre retard dans ce domaine du renseignement économique est en réalité très récente : Emmanuel Macron a d’ailleurs demandé que la DGSE et DGSI intègrent désormais l’espionnage et le contre-espionnage économiques dans leurs priorités. Les premiers budgets sont arrivés. Tout reste à bâtir. Mais les résistances sont encore nombreuses.