ANALYSES

Les spectres de la défense européenne se raniment

Presse
4 février 2022
Par Olivier de France et John Helferich.

Comment jeter les bases d’une industrie de défense dans un pays qui vient de perdre une guerre mondiale qu’il se trouve avoir lui-même déclenchée ? C’est la question qui s’est présentée à Franz Josef Strauss lorsque le gouvernement allemand de l’après-guerre a fait le choix du réarmement au milieu des années 1950. Les décisions prises par le ministre de la défense de l’époque alimentent encore la schizophrénie qui définit aujourd’hui la politique d’exportation allemande. Ils affectent également la coopération européenne en matière de sécurité après le Brexit, alors même que la nouvelle coalition gouvernementale entre aux affaires à Berlin et espère étoffer l’idée d’une «  souveraineté stratégique » européenne.


De l’autre côté du Rhin, Emmanuel Macron a fait de l’Europe un marqueur constant de son identité politique protéiforme dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022. La coopération franco-allemande actuelle et future apparaît donc essentielle pour crédibiliser ses efforts dans un environnement français marqué par des résurgences nationalistes et un paysage international qui a vu l’émergence d’un pacte de défense opposant les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie (AUKUS) à la Chine dans la région indo-pacifique. Beaucoup dépendra du degré jusqu’auquel Paris et Berlin considèreront que leurs intérêts politiques communs l’emportent sur leurs différences stratégiques nationales.

Car les deux pays devront composer avec un héritage qui ne joue pas en leur faveur – même si la nature anhistorique des débats actuels sur la construction d’une Europe « géopolitique » semble masquer cette dimension. Lorsque les décideurs politiques daignent faire un rare clin d’œil à l’histoire, ils se contentent généralement d’une allusion fatiguée à l’échec de la Communauté européenne de défense en 1954 – quand ils ne se trompent pas dans la date1. L’histoire a bien retenu l’échec de l’idée de Jean Monnet qui laissa Romain Gary dans un état de constante schizophrénie2. À Bonn, sous la houlette de Franz Josef Strauss, des événements moins connus conspiraient à l’époque pour créer un cas tout aussi durable de schizophrénie allemande. Ces deux spectres se cachent toujours au fond des tiroirs stratégiques du continent et continuent de saper certains de ses meilleurs efforts de coopération.

Ces dernières années, le consensus franco-allemand sur le rôle de l’Union a évolué de manière inhabituelle pour dépasser des tabous économiques et militaires : le budget européen est aujourd’hui utilisé pour émettre une dette commune et pour financer la recherche en matière de défense. La conjonction des élections françaises et de la nouvelle coalition allemande ranimera-t-elle ces spectres enfouis dans le grenier de l’Europe ?

L’Allemagne géopolitique


Lorsque Franz Josef Strauss arrive à la tête du ministère allemand de la défense en 1956, « géopolitique » est un mot interdit dans les cercles diplomatiques européens. Son pays, paria politique sur le continent, est encore dans l’ombre des procès de Nuremberg. L’impulsion initiale en faveur de la normalisation de la position de l’Allemagne en Europe viendra donc de Washington, dans le contexte de la guerre froide et du conflit en Corée, non sans une forte résistance de Paris et de Londres.

Avec la bénédiction des États-Unis, Bonn se rallie progressivement au camp de l’Ouest, reconstitue ses forces armées et entre dans l’OTAN en 1955. Konrad Adenauer soutient le réarmement : il y voit un moyen de rétablir la capacité d’autodétermination de la jeune République fédérale. Mais dans l’ensemble, Adenauer est favorable à la création de la Communauté européenne de défense, dont l’échec sera plus tard qualifié de « plus grand revers » pour l’Allemagne dans l’après-guerre3.

L’autorisation de réarmement national donne l’occasion de rebâtir une industrie de la défense allemande, bien que de manière restreinte. Fait remarquable, l’un des premiers clients importants de l’Allemagne est Israël4. Le nouvel État cherche alors désespérément à acquérir les moyens de se défendre, et Bonn lui fournit. La politique de réconciliation d’Adenauer5 permet d’envoyer des quantités substantielles de biens à double usage et de matériel désaffecté à Tel-Aviv, soigneusement mises à l’abri des regards. L’exportation d’équipements militaires dans de telles conditions n’est toutefois pas viable sans un cadre juridique approprié.

Dans la mesure où le corpus juridique d’une nation peut être considéré comme une codification de sa politique, édifier un tel corpus n’a jamais été facile. D’une part, un régime d’exportation permissif pourrait permettre de créer des emplois dans un pays déchiré par la guerre, de construire une industrie de défense florissante et d’aider l’Allemagne à retrouver son statut d’État indépendant. D’autre part, la loi peut difficilement fermer les yeux sur le sentiment public et le pacifisme généralisé. Une résistance farouche au réarmement se manifeste au Bundestag et dans l’opinion publique allemande, qui craint une résurgence du militarisme allemand.

Pour résoudre la quadrature du cercle, Strauss doit sortir des sentiers battus – en l’occurrence : de la constitution de son pays. L’article 26 (2) de la Loi fondamentale stipule que seul le gouvernement peut autoriser les exportations d’armes, mais que tous les détails doivent être réglementés par un texte de loi fédéral. S’écartant la lettre de ce texte, Strauss décide de créer non pas une mais deux lois fédérales, qui suivent des logiques opposées.

La Loi sur le contrôle des armes de guerre, votée en 1961, adopte une vision restrictive des exportations d’armes. Selon ses directives d’application, « l’exportation “d’armes de guerre” ne fait pas l’objet d’une licence, à moins que des intérêts particuliers de politique étrangère ou de sécurité ne plaident en faveur d’une licence dans un cas individuel »6. La loi sur le commerce extérieur et les paiements, qui suivra quelques mois plus tard, dispose que le commerce extérieur des « autres armements »7 n’est soumis à aucune restriction, sauf si des intérêts essentiels de politique de sécurité s’y opposent. Aussi arbitraire soit-elle, la distinction établie entre « armes de guerre » et « autres armements » crée une ambiguïté constructive tout juste suffisante pour répondre aux besoins politiques et industriels de l’époque. Au cours des deux décennies suivantes, le régime de contrôle des exportations, associé à une politique industrielle cohérente et à une campagne de privatisation précoce, font de l’Allemagne l’un des plus grands pays exportateurs d’armes au monde8.

Contourner la Constitution


Elle a également créé un paradoxe qui a, depuis, poursuivi la politique allemande et européenne en la matière9. En Allemagne, les militants pacifistes se sont plaints que la distinction arbitraire entre les « armes de guerre » et les « autres armements » obscurcissait la légalité des décisions d’exportation10. Il a notamment été avancé que les armes pouvaient être désassemblées et exportées en pièces détachées afin de modifier leur statut d’autorisation. De l’autre côté, l’industrie allemande s’indigne souvent de la nature incohérente et imprévisible des pratiques d’exportation qui en résultent.

En termes politiques, cependant, le système de double réglementation a fourni aux décideurs un bouclier rhétorique contre les critiques émanant de ces différents groupes. En permettant aux responsables politiques de mettre opportunément l’accent sur la loi la plus restrictive ou la plus permissive, en fonction de l’origine de la contestation, elle a noyé dans l’opacité le débat sur le rôle de l’Allemagne comme acteur de la sécurité11. Aujourd’hui, on oublie souvent que le système opaque de contrôle des exportations a largement contribué à maintenir à l’état pathologique le débat sur la politique de défense dans le discours public allemand.

Sur la scène internationale, cependant, l’héritage de Strauss a contribué à la réputation de l’Allemagne comme un acteur restrictif en termes de politique d’exportation d’armes et lui a permis de jouir d’une position morale privilégiée. Le pays applique des contrôles stricts sur les exportations d’armes légères et de technologies liées aux armes nucléaires. C’est également l’un des rares pays à effectuer des contrôles après expédition sur place12, et il a souvent demandé à ses partenaires de cesser les exportations vers des États ciblant des civils ou encourageant les conflits.

Dans le même temps, on trouve des armes allemandes dans toutes les grandes zones de guerre. La plus grande entreprise de défense allemande, Rheinmetall, fait du commerce dans le monde entier et approvisionne des États comme la Libye en munitions à partir de filiales à l’étranger13. Malgré des analyses juridiques montrant que de telles activités extraterritoriales pourraient être sanctionnées, les gouvernements successifs n’ont pas été incités à agir14. L’expérience des deux guerres mondiales peut peut-être contribuer à expliquer l’aversion pour toute application extraterritoriale du droit allemand. Pourtant, l’État a également bénéficié de la réussite du groupe Rheinmetall. Les fonds de pension allemands ont investi dans l’entreprise, et son savoir-faire technologique a permis au gouvernement de jouer un rôle de premier plan dans des projets de coopération.

Néanmoins, le décalage entre les principes normatifs et la pratique politique réelle est patent15. Depuis 2015, seule une poignée d’inspections après expédition ont été effectuées. Comme elles sont difficiles à mener efficacement, elles ne sont pas pertinentes en termes de politique étrangère et de sécurité. En général, la décision d’arrêter les exportations est moins guidée par un ensemble de principes cohérents de politique étrangère que par des poussées spontanées de malaise public. Il convient de noter, par exemple, que l’Allemagne n’a cessé ses exportations vers l’Arabie saoudite qu’en 2018, après le meurtre de Jamal Khashoggi. Avant cet événement, toutes les indications de bombardements ciblés contre des civils au Yémen, qui avaient incité des États comme les Pays-Bas à arrêter les livraisons dès 2016, ont été ignorées. En somme, les gouvernements allemands depuis Strauss ont adopté une approche qui oscille de manière relativement imprévisible entre la quête de rédemption morale et la poursuite implicite de la politique de puissance16.

Spectres de Strauss


Sur la scène européenne, la politique d’exportation conflictuelle de l’Allemagne entraîne de fréquents malentendus avec ses alliés les plus proches. L’arrêt des exportations vers l’Arabie saoudite, par exemple, a creusé un fossé le long du Rhin et au milieu de l’Europe entre la France et l’Allemagne, bien que les deux pays soient signataires des mêmes traités internationaux. La France, pour sa part, a fait peu d’efforts pour condamner l’agression saoudienne, mais a interrompu l’exportation de technologies pouvant être utilisées directement au Yémen. Cependant, dans la mesure où les fabricants français dépendaient des livraisons de composants en provenance d’Allemagne, ils ont souvent été incapables de remplir leurs contrats.

En réponse, l’ambassadrice de France en Allemagne a déclaré en 2019 qu’il n’était plus tenable de faire dépendre les grands contrats d’exportation de livraisons ayant reçu un blanc seing allemand17. L’imprévisibilité qui en résulte a une incidence sur la capacité du couple franco-allemand à entreprendre une collaboration majeure en matière d’armement sur le long terme, et donc sur la pérennité de tels projets18. En raison de la place centrale qu’occupent Paris et Berlin dans le projet européen, cela a un effet d’entraînement sur l’objectif même de la construction d’une autonomie stratégique sur le continent.

Pour faire montre de leur engagement, les deux pays ont récemment renouvelé leur partenariat dans le cadre du traité d’Aix-la-Chapelle, qui a officiellement réaligné les principes d’exportation pour les projets communs. Une règle dite de minimis a été convenue entre les deux pays, qui stipule que les décisions d’exportation ne peuvent être interrompues si la part des composants du partenaire est inférieure à 20 %. L’application des règles de minimis est toutefois une pratique courante dans les projets de coopération depuis longtemps. En outre, elle ne s’appliquera pas aux projets de grande envergure tels que le système de combat aérien du futur (SCAF), dans lequel la part des composants du partenaire sera bien supérieure à 20 %19. Il est néanmoins significatif que le gouvernement allemand ait finalement été prêt à accepter officiellement cette règle. Il était auparavant réticent à le faire parce qu’il craignait les critiques du public selon lesquelles les projets internationaux étaient un moyen de contourner le régime national de contrôle des exportations.

Au lendemain des élections au Bundestag, le nouveau traité de coalition propose « la poursuite du développement d’un État européen fédéral » : cela inclut davantage de votes à la majorité qualifiée au Conseil européen, un ministre de la défense de l’Union et des listes transnationales pour les élections au Parlement européen. Parallèlement, il recommande également des réglementations européennes plus contraignantes en matière d’exportation d’armes, en plus d’une « loi nationale sur le contrôle des exportations d’armes » qui, ensemble, devraient créer un régime plus transparent. Malgré l’importance de ces réformes politiques attendues depuis longtemps20, il y a peu d’espoir qu’un ministère de la défense dirigé par les sociaux-démocrates suscite un débat plus authentique. Les questions liées à la coopération en matière de défense en Europe sont une fois de plus déguisées en problèmes réglementaires, alors qu’elles sont de nature politique et historique.

Dans ce domaine, les débats internes en France et en Allemagne demeurent moins perméables aux pressions extérieures que leurs partenaires aiment à le croire. Toutefois, si Paris et Berlin veulent aborder la nouvelle concurrence stratégique mondiale dans une perspective résolument européenne, Olaf Scholz et son homologue français doivent ranimer les spectres qui se cachent encore dans le placard commun franco-allemand. Sinon, ils risquent simplement de perpétuer la longue histoire des planètes mal alignées qui a contrarié les efforts d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel. Une histoire qui a retenu la leçon de l’échec de la Communauté européenne de défense, invariable épouvantail brandi pour expliquer les problèmes structurels qui entravent la coopération européenne en matière de sécurité. L’héritage de Franz Josef Strauss a été traité avec plus de bienveillance. Pourtant, ces deux épisodes jettent une ombre sur les efforts de coopération actuels en Europe, que la nature centrée sur le débat actuel n’a guère contribué à lever. Il ne s’agit pas d’une préoccupation purement académique : l’histoire a l’habitude de contrecarrer les meilleures intentions des gouvernements, lorsqu’ils oublient que les maux d’aujourd’hui sont également le fruit des spectres des hivers passés.


 

Publié dans Le Grand Continent.

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SOURCES


  1. « Guy Verhofstadt  : ‘Faute d’une coordination suffisante, l’Europe, dans sa forme actuelle, ne survivra pas au XXIe siècle’« , Le Monde, 11 septembre 2021.

  2. Voir la contribution d’Olivier de France dans ce memo de l’ISS

  3. Voir l’entretien télévisé de Günter Gaus à Konrad Adenauer de 1965.

  4. https://www.bpb.de/apuz/199900/zur-geschichte-der-ruestungskooperation

  5. https://www.bits.de/public/articles/cast06-02.htm

  6. Url du texte en vigueur : https://www.auswaertiges-amt.de/en/aussenpolitik/themen/aussenwirtschaft/-/231416#content_1

  7. Url : https://www.gesetze-im-internet.de/englisch_awg/englisch_awg.html#p0106

  8. Brzoska, Michael. “The Erosion of Restraint in West German Arms Transfer Policy.” Journal of Peace Research, vol. 26, no. 2, May 1989, pp. 165–177, doi :10.1177/0022343389026002005.

  9. Voir Ian Davis, The Regulation of Arms and Dual-Use Exports. Germany, Sweden and the UK, publication du SIPRI, Oxford University Press, 2002. Url : https://www.sipri.org/sites/default/files/files/books/SIPRI02Davis.pdf

  10. https://www.dw.com/en/german-arms-exports-strict-rules-dicey-deals/a-16095538

  11. Ulrike Franke, « A Millennial Considers The New German Problem After 30 Years Of Peace », War On The Rocks, 19 mai 2021. Url : https://warontherocks.com/2021/05/a-millennial-considers-the-new-german-problem-after-30-years-of-peace/

  12. Dr Andrea Edoardo Varisco , Kolja Brockmann et Lucile Robin, « Post-shipment Control Measures : European Approaches to On-site Inspections of Exported Military Materiel », SIPRI, décembre 2020. Url : https://www.sipri.org/sites/default/files/2020-12/bp_2012_post-shipment_controls.pdf

  13. Lien vidéo.

  14. John N. T. Helferich, Arms Export Controls under Siege of Globalisation, Tectum, Baden-Baden, 2020, doi.org/10.5771/9783828876187

  15. Hendrik Platte et Dirk Leuffen, « German Arms Exports : Between Normative Aspirations and Political Reality », German Politics ; 25 (2016), 4. – S. 561-580 http://dx.doi.org/10.1080/09644008.2016.118465. Url : https://d-nb.info/1162059451/34

  16. Dominik Wullers, « Germany, Wilsonianism, And The Return Of RealPolitik », War On The Rocks, 18 mars 2020.

  17. Url du communiqué : https://www.baks.bund.de/de/arbeitspapiere/2019/vom-german-free-zum-gegenseitigen-vertrauen

  18. Beth Oppenheim, « Europe Is at War Over Arms Exports« , Foreign Policy, 18 septembre 2019.

  19. Voir à ce sujet : https://www.janes.com/defence-news/news-detail/fcasscaf-partner-nations-agree-ngws-development

  20. Sophia Besch, Beth Oppenheim, « Up In Arms : Warring Over Europe’s Arms Export Regime« , Policy Brief, CER, 10 sept. 2019.

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