Crise en Ukraine : « Face à la Russie, les Américains considèrent que l’implication des Européens dans l’OTAN est dans leur intérêt »
Face à la crise ukrainienne, les membres de l’OTAN affichent leur unité. Mais à quoi a servi l’OTAN depuis la fin de la guerre froide ?
C’est une question qui s’est posée pendant longtemps, mais qui n’a jamais été totalement tranchée. La mission principale et historique de l’OTAN, qui n’a jamais totalement disparu, est la défense de l’Europe en pleine guerre froide vis-à-vis de la menace de l’URSS.
L’OTAN a eu la tentation de devenir un acteur global : c’est un peu ce qu’on a vu en Afghanistan, à partir de 2001 ; la première et seule fois où l’article 5 de la charte [qui oblige à se porter au secours d’un membre attaqué] a été invoqué, pour venir en aide aux Etats-Unis après le 11-Septembre. Dès le départ, l’OTAN a joué le rôle d’une force d’appoint et de soutien à l’opération américaine, puis de remplacement des troupes sur place.
Depuis l’arrivée au pouvoir de Joe Biden, on observe une inflexion dans ce que les Etats-Unis attendent de l’OTAN : l’ouvrir aussi à de nouveaux espaces, de nouvelles formes de conflictualité, notamment à la Chine. La récente crise entre l’Ukraine et la Russie a récemment rappelé (tout comme la précédente crise de 2014, qui avait abouti à l’annexion de la Crimée par la Russie) la pertinence de la mission historique de l’OTAN.
Pendant la guerre froide, dans les années 1980, les Etats-Unis avaient massé près de trois millions d’hommes en Europe dans le cadre de l’OTAN. Depuis trente ans, ce chiffre est en constante diminution, pour atteindre 70 000 militaires stationnés en permanence. Que représente-t-elle militairement ?
La présence américaine sur le territoire européen n’est pas énorme. Mais l’OTAN dispose également d’une force de réaction, qui compte environ 40 000 soldats. Et ses troupes, ce sont aussi potentiellement celles des alliés.
Les pays européens dépensent beaucoup d’argent sur leur défense, en cumulé, mais ils le dépensent mal. Avec la création du Fonds européen de défense au niveau de l’Union européenne [UE] et les hausses de budget depuis 2014, des efforts ont été consentis au niveau capacité, pour faire en sorte qu’il n’y ait pas un déclassement stratégique, mais peu de choses ont avancé sur le plan opérationnel. Et là, il va y avoir un besoin d’avancer.
Dans le cadre du débat sur la « boussole stratégique européenne » [les orientations stratégiques de la politique de sécurité et de défense commune – PSDC], on parle d’une capacité européenne de réaction rapide, mais on ne sait pas vraiment quelle forme celle-ci va prendre. Mais il y a une pression de la part des Américains pour que les Européens renforcent leur contribution à l’effort et à la sécurité du continent européen, contribution qu’ils veulent voir de moins en moins réduite à la seule question de la hausse des budgets. Face au défi que représente la Chine, les Etats-Unis ont sans doute intérêt à ce que les Européens soient plus autonomes militairement.
L’envoi de troupes américaines en Europe dans le cadre de la crise ukrainienne est-il une parenthèse dans le pivot américain vers l’Asie, ou a-t-il vocation à durer ?
Tout d’abord, précisons que les troupes qui sont envoyées – que ce soit par les Américains ou les autres membres de l’OTAN – n’ont pas vocation à être utilisées en cas d’agression de l’Ukraine par les Russes. Ce sont des mesures de réassurance vis-à-vis des alliés dans le cadre de l’OTAN.
Mais sur le long terme, il ne me semble pas que les Américains ont l’intérêt, ni les moyens, de renforcer durablement et considérablement leur présence sur le territoire européen. En effet, on observe, et la présidence Biden le confirme, un pivot des intérêts américains vers l’Indo-Pacifique et la compétition stratégique avec la Chine.
Avec le recentrage de leur stratégie vers la zone indo-pacifique, les Etats-Unis peuvent-ils devenir un partenaire moins fiable ?
Il y a effectivement deux risques pour les Européens. D’une part, la réitération d’une expérience à la Trump, voire d’un retour de Trump lui-même. Sa défiance vis-à-vis d’une OTAN présentée comme un club de passagers clandestins et son opposition au projet d’unité du continent européen ont été une véritable rupture pour les Européens. Ces derniers ont conscience que ces idées n’ont pas disparu aux Etats-Unis.
D’autre part, et plus fondamentalement, il y a la réalité géopolitique : les intérêts des Etats-Unis ont basculé vers l’Asie. Les premiers mois de la présidence Biden ont sans doute levé les dernières illusions des Européens sur un possible retour à un âge d’or de la protection américaine, à ce « paradis perdu » décrit par Benjamin Haddad.
Mais face à la Russie, les Américains considèrent que l’implication des Européens est dans leur intérêt. Ils ont besoin d’alliés qui ont une plus-value militaire, stratégique et qui puissent être capables de mener des tâches qui soient dans l’intérêt de tous.
Au contraire, sur la question chinoise, je crois que les Américains ont compris que les Européens ne seront jamais leur partenaire principal allié, car les Européens ont intérêt à avoir une relation plus constructive avec les Chinois et pas seulement d’opposition.
Quel est l’effet de la crise ukrainienne sur les Européens ?
En matière de politique étrangère les décisions sont prises à l’unanimité. Ce qui veut dire qu’une voix suffit à empêcher l’adoption d’une position à vingt-sept. Et là, il y a une position qui est affirmée avec ce qu’on appelle le « décalogue de Brest » par lequel les vingt-sept ministres des affaires étrangères de l’UE, réunis à Brest à la mi-janvier, se sont entendus sur une réponse commune face aux menaces russes contre l’Ukraine.
Et d’ailleurs, cette unité ne date pas d’hier. Elle a commencé dès 2014, après l’annexion de la Crimée, qui a vraiment changé la donne pour les Européens dans leur relation avec la Russie. Il y a eu toute une batterie de sanctions qui ont été adoptées à l’unanimité et qui sont renouvelées tous les six mois. Il n’a pas manqué une voix, y compris celle de la Hongrie, pour les renouveler depuis sept ans.
Quelle est plus précisément la position de la France vis-à-vis de l’OTAN, aujourd’hui ?
Au niveau européen, la position française vis-à-vis de l’OTAN n’est pas toujours bien comprise. Il faut dire que les propos provocateurs d’Emmanuel Macron sur la « mort cérébrale de l’OTAN », en 2019, ou sa volonté non concertée de relancer unilatéralement un dialogue avec la Russie n’étaient pas de nature à rassurer les partenaires européens de Paris, en particulier ceux d’Europe centrale et orientale, sur le contenu de l’autonomie stratégique européenne prônée par la France.
Pourtant, Emmanuel Macron a développé une position plus réaliste de la relation entre renforcement de l’autonomie européenne et appartenance à l’OTAN : l’un ne peut pas aller sans l’autre et l’autonomie stratégique européenne doit venir renforcer la coopération transatlantique dans le cadre de l’OTAN. D’une part, Emmanuel Macron a compris que c’est une condition sine qua non pour que nos partenaires européens (Allemagne comprise) acceptent le concept d’autonomie stratégique européenne.
D’autre part, Européens et Américains partagent certaines valeurs et certains intérêts. Il serait tout à fait contreproductif, et notamment aujourd’hui face à la menace russe, de se priver de ce cadre de coordination et d’action commune. La question de l’autonomie stratégique européenne n’est pas celle de l’éloignement systématique entre Européens et Américains, mais celle de la capacité des Européens à faire mieux entendre leur voix face aux Américains et, éventuellement, pouvoir agir différemment lorsque nos intérêts divergent.
Propos recueillis par Pierre Bouvier pour Le Monde.