ANALYSES

Kazakhstan : la sécurité de l’Asie centrale aux seules mains de la Russie ?

Interview
14 janvier 2022
Le point de vue de Jean de Gliniasty


Le Kazakhstan a connu un soulèvement social d’une grande ampleur poussant le président Kassym-Jomart Tokaïev à demander un soutien militaire de la Russie qui a accepté. Face à cette intervention inédite dans les affaires internes d’un autre pays, quels intérêts ont pu pousser la Russie à agir aussi rapidement ? La sécurité de la région est-elle désormais à la seule charge des Russes ? Le point avec Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’IRIS.

 

Pourquoi le Kazakhstan a-t-il connu un soulèvement d’une telle ampleur ? Quels sont les facteurs politiques et sociaux qui y ont conduit ?

Ce n’est pas la première fois que le Kazakhstan connaît des troubles sociaux. Le soulèvement de cette année, un peu comme celui des gilets jaunes, a commencé par le doublement du prix du gaz de pétrole liquéfié, carburant standard au Kazakhstan. Cet élément déclencheur a alors mis le feu aux poudres et a vu se superposer deux causes d’insatisfaction qui sont liées. La première concerne la pauvreté d’une frange importante de la population dans la périphérie des villes et dans les campagnes.

La seconde cause renvoie, quant à elle, à la captation d’une partie des richesses du pays par le clan Nazarbaïev, président de 1991 jusqu’à 2019, mais qui n’a pas lâché le pouvoir. Cette société est en effet extrêmement inégalitaire, car les prébendes de l’argent du pétrole, du gaz et des minerais ainsi que les postes rémunérateurs sont partagés par les clans au pouvoir. À ceci s’ajoute la question de la succession. Nazarbaïev a organisé en 2019 sa propre succession de manière à préserver ses intérêts et ceux de son clan, mais aussi, il faut le dire, la stabilité du pays. Il a ainsi facilité l’élection au poste de Président de Kassym-Jomart Tokaïev. Il s’est néanmoins attribué la présidence du Conseil national de sécurité, institution concentrant beaucoup de pouvoir, et s’est donné le droit d’intervenir au Conseil des ministres. Enfin, il s’est assuré du titre de « Père de la Nation » et la capitale Astana a été rebaptisée Noursoultan, son prénom… Nazarbaïev et ses hommes ont donc continué à tirer les ficelles et l’on sentait l’impatience de Tokaiev.

Les manifestations sociales ont très rapidement pris un tour politique assez complexe. En effet, une partie des manifestants criaient « le vieux dehors », c’est-à-dire « Nazarbaïev dehors ». Mais il semble que des clans proches de Nazarbaïev ont tenté d’instrumentaliser ces troubles pour éviter une redistribution des pouvoirs et des prébendes à leur détriment. Certains de ces éléments appartenaient sans doute aux forces de sécurité et étaient armés, d’où le nombre élevé de morts et l’ordre de tirer donné par le Président Tokaiev. Au total, on a une couche sociale, une couche politique anti-Nazarbaïev et une couche politique armée anti-Tokaïev pour lutter contre la perte des intérêts qui avaient été répartis pendant la période Nazarbaïev entre les membres de son clan.

Quels intérêts ont poussé la Russie à intervenir rapidement au Kazakhstan pour soutenir le pouvoir en place ?

La Russie a d’énormes intérêts au Kazakhstan. C’est un peu son joyau. En effet, il y a une minorité russe qui représente un peu moins de 20% de la population du pays, soit environ 4 millions sur les 18 millions de Kazakhstanais. La Russie a aussi des intérêts économiques importants dans ce pays dont elle est d’ailleurs le premier partenaire commercial avec des échanges s’élevant à 20 milliards de dollars en 2019, dont 15 milliards d’exportations et 5 milliards d’importations. À titre de comparaison, ces échanges sont largement plus élevés que ceux de la France avec la Russie. Le Kazakhstan est donc un partenaire clef en Asie centrale pour la Russie.

Le Kazakhstan est un peu considéré comme un modèle de ce que la Russie souhaite avoir comme relation avec un pays de l’ancienne ère soviétique : elle lui laisse une certaine marge d’indépendance tout en étant certaine qu’il reste dans l’orbite russe sur le plan stratégique. Le départ de Nazarbaïev en 2019, purement visuel, a ainsi été considéré comme une transition réussie par les Russes. Tokaïev est un ancien du MGIMO, sorte d’ENA russe. Il sait donc traiter avec les Russes et préserver leurs intérêts.

Aussi, même si le Kazakhstan pratique une diplomatie multivectorielle en signant des accords avec des pays tels que la Turquie, l’Italie, mais également la Chine vers laquelle il exporte 7 milliards de mètres cubes de gaz par an grâce à un gazoduc construit par les Chinois, Astana conserve une relation privilégiée avec Moscou. Le Kazakhstan a une politique extérieure diversifiée, mais qui ne touche pas aux intérêts stratégiques de la Russie.

Quel impact l’intervention russe peut-elle avoir sur l’avenir du pays ? Que nous dit-elle sur les relations stratégiques en Asie centrale ?

L’intervention de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) est une intervention qui se veut chirurgicale. Tokaïev a déclaré que le soulèvement était une tentative de coup d’État et qu’une partie de l’appareil d’État, dont les services de sécurité, y avait trempé. À ce titre, Tokaïev avait besoin d’une intervention extérieure. Il a alors fait appel à l’OTSC qui, jusque-là, n’était jamais intervenue dans les affaires intérieures d’un pays. L’intervention de cette organisation, dirigée par la Russie, confirme l’importance que représente le Kazakhstan pour la Russie. Les Russes et le gouvernement kazakh ont aussi invoqué une ingérence extérieure mais sont restés très flous à ce sujet. Cette intervention extérieure pourrait être islamiste, la décapitation de certains policiers lors des émeutes en étant peut-être la manifestation. Les Russes sont donc intervenus pour stabiliser le pays, ils ont apparemment réussi et doivent désormais décider de l’avenir de cette action. Mais Moscou est conscient que si l’OTSC reste trop longtemps, il risque d’y avoir des réactions anti-russes. Le Kazakhstan est devenu un vrai pays avec des sentiments nationalistes. Ainsi Nazarbaïev lui-même avait-il renoncé aux caractères cyrilliques pour adopter les caractères latins sur le modèle turc. Les Russes ont donc annoncé leur départ dans les dix jours qui viennent. Dans ce cas, cela serait une réelle opération chirurgicale : assurer la sécurité de l’aéroport, des bâtiments publics, des centres radio, des bâtiments et zones stratégiques et laisser ensuite le pouvoir se débrouiller.

Cette intervention confirme la répartition des tâches entre la Chine et la Russie dans la gestion de l’Asie centrale. Il est de plus en plus flagrant que la Chine, qui a approuvé l’action militaire de l’OTSC, considère que la sécurité de la région est à la charge des Russes. Cela va prolonger un modus vivendi que l’on pensait plus précaire dans le partage des tâches entre sécurité pour la Russie et développement économique pour la Chine. La Russie a donc acquis une certaine légitimité pour assurer la stabilité de la région. L’Occident se retrouve quant à lui complètement étranger à cette situation. Ni les Américains ni les Européens n’ont eu la tentation d’intervenir, se contentant de demander de la proportionnalité dans la réaction militaire, le respect des droits de l’homme et de la démocratie. Depuis le retrait d’Afghanistan, il est clair que les Américains ne seront plus présents sur le plan géopolitique en Asie centrale.

Pour la suite des évènements, il est difficile de faire des prédictions. L’élément à éclaircir dans un premier temps est de savoir s’il y a une dimension islamiste dans cette affaire. Certains mouvements laissent penser à une influence djihadiste dans le soulèvement. Mais ce n’est pas tellement évident. Il est clair que l’Afghanistan aux mains des talibans introduit un facteur de déstabilisation, à caractère islamiste, dans la région. Les talibans ne contrôlent pas l’Afghanistan et les frontières sont poreuses, ce qui a incité les Russes à consolider la coopération en matière de contrôle des frontières avec le Tadjikistan et le Kirghizistan dès le retrait des troupes américaines. En effet, la grande crainte des Russes et des pays de la région concerne le développement des mouvements islamistes locaux encouragés par des éléments sortis d’Afghanistan depuis le retour des talibans. Cette situation va donc être surveillée de très près par la Chine, la Russie et les cinq pays d’Asie centrale.

Enfin, ces émeutes sur fond d’inégalités sociales devraient désormais faire l’objet d’une redistribution au sein de la société kazakhstanaise, notamment au profit des nouvelles équipes. Le clan Nazarbaïev en ressort politiquement affaibli, même si semble-t-il, ses membres ont réussi à passer un accord pour sauver quelques avantages. Mais Tokaïev se présente comme un réformateur : il a changé de Premier ministre, et a annoncé vouloir réformer le pays, laissant entendre qu’il a pris conscience des inégalités qui pèsent sur l’activité de ce pays et sur ses citoyens. La question est donc désormais de savoir s’il va engager les réformes qui donneraient à ce pays plus de stabilité.
Sur la même thématique
Russie de Poutine : la guerre jusqu’où ?