ANALYSES

L’Ukraine, théâtre périlleux de la rivalité entre l’OTAN et la Russie

Presse
1 janvier 2022
Interview de Arnaud Dubien - TV5 Monde
Trente ans après la fin de la guerre froide, quel est l’état des relations entre l’OTAN et la Russie ?

 Les relations entre l’OTAN et la Russie, plus largement, entre la Russie et les Occidentaux sont déplorables. Elles sont à leur niveau le plus bas depuis la fin de l’URSS voire même depuis le début des années 1980, avant la Perestroïka [« restructuration » en russe, période de réformes initiées par le secrétaire général du parti communiste de l’URSS Mikhaïl Gorbatchev]. Nous sommes dans une situation potentiellement dangereuse, même s’il faut se garder de l’analogie avec la Guerre froide car le contexte géopolitique est différent.

Les causes sont profondes. La principale étant sans doute que personne en Europe ou aux Etats-Unis n’a jamais su quelle place accorder à la Russie postsoviétique sur le continent.

Pourquoi l’Ukraine est devenue une crise aigüe entre l’OTAN et la Russie ? 

Les Occidentaux se sont engagés dans une logique d’élargissement de l’OTAN et de l’Union Européenne. Aujourd’hui, cette logique arrive à son terme, tout simplement parce qu’on touche les frontières de la Russie. Or, dans le cas spécifique de l’élargissement possible de l’OTAN à l’Ukraine ou même du renforcement des coopérations militaires de l’Ukraine avec les pays occidentaux, la Russie considère que ses intérêts vitaux sont engagés. Comme il s’agit d’une grande puissance nucléaire, cela peut aller très loin.


Cela ne veut évidemment pas dire qu’une guerre, qui plus est nucléaire, va éclater demain, ni que la Russie va envahir l’Ukraine à froid – cette hypothèse est peu crédible. Mais je ne vois pas Moscou s’engager dans une désescalade sans avoir rien obtenu. Le risque est là : que les discussions avec les Américains s’enlisent ou qu’elles n’aboutissent à rien dans les semaines à venir.


Comment interpréter la présence de troupes russes massées à la frontière ukrainienne ?

Mon hypothèse est que, paradoxalement, la Russie n’a eu d’autres choix que de déployer ses troupes à la frontière ukrainienne. Son objectif est de forcer les Occidentaux et singulièrement les Américains à la discussion qu’elle n’a jamais pu obtenir depuis 1991. Depuis l’effondrement de l’URSS, les Occidentaux considéraient que la Russie n’avait pas d’intérêt légitime au-delà de ses frontières, qu’elle n’avait pas voix au chapitre dans les affaires de sécurité européenne. Au fond, tout était naturel en matière d’élargissement, la Russie accepterait.

A présent, cela ne passe plus. Il est inquiétant finalement qu’il ait fallu ce déploiement de troupes russes pour qu’on entame une discussion. On entend souvent dire que Moscou ne comprend que le rapport de forces : ce qui se passe depuis quelques semaines montre – hélas – que c’est aussi le cas des Occidentaux.

Comment la Russie a vécu l’élargissement de l’OTAN jusqu’à ses frontières ?

Il faut rappeler qu’il y a eu plusieurs vagues d’élargissements, le dernier en date – en 2020 – concernant la Macédoine. Les adhésions qui ont posé problème à la Russie sont celles de 1999 (Pologne, République tchèque, Hongrie – trois anciens membres du Pacte de Varsovie dissous en 1991) et celles de 2004, qui concernaient notamment les trois Etats Baltes, ex-républiques soviétiques frontalières de la Russie. A l’époque, la Russie était faible et encore engagée dans un processus de coopération avec l’Occident. Mais cela a nourri des discours pleins d’amertume envers des Occidentaux qui ne tiendraient pas parole et qui profiteraient d’une Russie à terre pour avancer leurs pions.

A l’époque, le président français Jacques Chirac a eu la sagesse de proposer une compensation symbolique, l’Acte fondateur Russie-Otan signé en juillet 1997 qui mettait en place notamment les Conseils Russie-Otan. Mais très rapidement avec la guerre du Kosovo de mars 1998 à juin 1999, on a vu que cela ne fonctionnait pas. Et cette crise du Kosovo est un élément majeur dans les perceptions russes de l’OTAN. Pour la première fois, l’Alliance, qui se présente comme défensive, a usé de la force, hors du territoire couvert par l’article 5 et, surtout, sans mandat de l’ONU. Pour les Russes, c’est une rupture stratégique majeure. D’autant plus que cela concernait les Serbes, avec lesquels ils ont une relation particulière. Et entretemps, d’autres crises se sont succédé : l’Irak, la Libye, etc.

Au fond, la prédiction de G.Kennan – ce fameux diplomate américain qui avait vu monter la Guerre froide puis théorisé l’endiguement de l’URSS – s’est matérialisée. En 1997, il considérait que l’élargissement de l’OTAN à l’Est était une erreur historique, qui alimenterait le nationalisme russe et l’esprit de revanche. C’est exactement ce à quoi on assiste.

Pourquoi l’Ukraine serait-elle la ligne rouge de l’élargissement de l’OTAN et pas les Baltes ou d’autres ex-républiques soviétiques ?

Pourquoi l’Ukraine ? Parce que les Russes considèrent – à tort ou à raison – que ce n’est pas un pays comme les autres. Les Russes établissent une filiation historique entre l’Etat de Kiev, qui était le premier Etat des Slaves de l’est (un monument au prince Vladimir, qui s’était converti à l’orthodoxie en 988, a été inaugurée en 2016 en face du Kremlin), la Moscovie médiévale puis l’Empire russe, l’URSS et, enfin, la Fédération de Russie. Il y a une proximité culturelle, linguistique, sans parler de l’imbrication entre les deux peuples, environ un tiers des Ukrainiens ayant de la famille en Russie. Il y a également près de trois siècles de vie commune, entre 1654 – date du rattachement des provinces ukrainiennes situées à l’est du Dniepr – et 1991.

Dans l’histoire russe de ces derniers siècles, les grandes invasions, la plupart des problèmes  stratégiques et des menaces venaient du flanc occidental. Le projet d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ravive ces perceptions et est une perspective parfaitement inacceptable pour les Russes, bien au-delà de Vladimir Poutine. Ils le disent, ils le font savoir, et je pense qu’ils ne lâcheront pas sans avoir obtenu quelque chose.

L’annexion de la Crimée par la Russie a-t-elle été un tournant dans les relations avec l’OTAN ?

Certainement. Le fait que cette confrontation se déroule en Ukraine n’est pas un hasard. Ce qui met le feu aux poudres à l’époque, c’est la rivalité entre le Partenariat oriental porté par Bruxelles et l’Union économique eurasiatique promue par Moscou. Le président – démocratiquement élu, faut-il le rappeler – Viktor Ianoukovitch est sommée de choisir. Il décide de botter en touche, de gagner du temps, ce qui provoque des manifestations à Kiev – Maïdan – puis son départ – vu par les Occidentaux comme une victoire de forces démocratiques et à Moscou comme un coup d’Etat.

La crise de 2014 en Ukraine est bien un tournant dans les relations russo-occidentales, mais aussi pour la Russie elle-même. Elle clôt un cycle historique d’une trentaine d’années qui avait commencé avec la Perestroïka. Beaucoup pensaient, en Occident comme en Russie, qu’à long terme, une convergence était inévitable entre l’Union européenne en cours d’élargissement et la Russie, une convergence plutôt vue comme l’adoption par la Russie du modèle occidental. Cela est révolu.

Aujourd’hui, la Russie se voit comme un pôle indépendant sur la scène internationale, qui n’a pas vocation à rejoindre un ensemble occidental élargi.  En 1999 puis en 2004, la Russie a avalé des grosses couleuvres. En 2007 lors du discours de Vladimir Poutine à Munich puis en 2008 avec le conflit en Géorgie – déclenché, il faut le rappeler, par l’intervention des troupes géorgiennes dans la provine sécessionniste d’Ossétie du Sud – le Kremlin avait envoyé des signaux forts et espérait avoir stoppé le processus d’élargissement de l’OTAN en ex-URSS. Manifestement, la direction russe n’en n’est plus aussi sûre et estime apparemment que le temps ne joue plus en sa faveur.

On a l’impression d’après ce que vous dites, que la Russie n’a fait que réagir face aux élargissement de l’OTAN et de l’UE. Mais quelle est la doctrine de la Russie à l’égard de l’Ukraine et de ce que l’on appelle son « proche-étranger » ?

Je ne suis pas certain qu’il y ait une doctrine. La politique étrangère russe est présentée depuis quelques années comme une série de succès, d’initiatives brillantes, en tout cas comme la traduction d’un pays qui a une vision qui avance ses pions. Cela est vrai globalement, sauf en ex-URSS.

L’ex-URSS est peut-être la seule région du monde où la Russie n’a jamais réussi avoir les idées claires ni à mettre en œuvre une politique cohérente. Pourquoi ? Parce qu’il y a trop d’affect, surtout quand on parle du « noyau slave » – Biélorussie et Ukraine. L’Asie centrale est certes considérée comme relevant de « l’étranger proche » (un terme au demeurant de moins en moins usité à Moscou), mais les Russes savent que ce n’est pas la Russie. Avec l’Ukraine, il y a une tout autre charge émotionnelle, symbolique, identitaire, à tort ou à raison. Cela pèse très lourdement dans les perceptions, les discours et les décisions.

Faut-il s’inquiéter d’un impérialisme russe ?

Il y a eu – surtout dans les années 1990 – une volonté d’intégration régionale, dans les domaines économique, politique et militaire dans le cadre de la CEI, la Communauté des Etats Indépendants créée sur les décombres de l’URSS (sans les Baltes), mais ce n’est pas allé très loin puisque la plupart des anciennes républiques soviétiques souhaitaient en réalité s’éloigner de Moscou. Certains entretemps se sont rapprochés, comme la Biélorussie, le Kazakhstan ou l’Arménie qui dépend beaucoup de la Russie sur le plan sécuritaire.

Mais un projet de reconstitution impériale est irréaliste. Les Russes veulent autre chose. Ils ont en réalité fait leur deuil de l’empire, d’une organisation régionale intégrée. Par contre, ils n’acceptent pas l’avancée de l’OTAN dans cette région-là, singulièrement en Ukraine. Si on fait une analyse froide de la situation, on peut considérer les positions stratégiques russes comme très dégradées par rapport à ce qu’elles étaient jusqu’en 1989. Rappelons qu’à l’époque, Moscou et Washington discutaient d’égal à égal, que Moscou était le cœur d’un vaste « monde socialiste », que les chars russes étaient à la frontière est-allemande.

Aujourd’hui, la ligne de défense stratégique s’est déportée très loin à l’est, de Kaliningrad à la Crimée en passant par la Biélorussie. Encore une fois, à tort ou raison, les Russes considèrent qu’ils ne peuvent plus reculer et que leurs intérêts vitaux sont engagés.

Quelle place occupe la question de l’adhésion à l’OTAN dans la politique ukrainienne : y a-t-il selon vous une aspiration populaire en ce sens ?

Aujourd’hui il y a une majorité d’Ukrainiens qui voteraient pour entrer dans l’Otan et dans l’UE. Pour une raison assez simple : l’Otan symbolise la sécurité et l’UE la prospérité. Evidemment, les Ukrainiens aspirent à devenir riches et vivre en paix. Cela n’a pas toujours été comme ça. L’Ukraine d’avant Maïdan était très partagée sur ces questions-là, à 50-50 en réalité. Cela se reflétait dans les résultats des élections. Il y avait un clivage très clair entre les régions du sud et de l’est de l’Ukraine et les autres.

Trente ans après la fin de l’URSS et près de huit ans après Maïdan, c’est plus complexe : d’abord, la Crimée a été annexée par la Russie, une partie du Donbass a été perdue par Kiev, une partie des Ukrainiens ne votent plus en Ukraine. Et puis il y a une réaction profonde dans une grande partie de la société ukrainienne, qui se construit désormais en opposition à la Russie. Il y a une montée du sentiment national dans un contexte de guerre non déclarée mais réelle avec la Russie. C’est particulièrement vrai chez les jeunes, mais pas seulement.

Quels sont les arguments qui sous-tendent les positions de l’Ukraine et de la Russie ?

Kiev et ses soutiens occidentaux considèrent que la candidature à l’OTAN relève d’un principe fondamental qui est rappelé dans la Charte de Paris, celui pour tout Etat de pouvoir choisir ses alliances. A cela, les Russes opposent le caractère indivisible de la sécurité :  la sécurité des uns ne peut pas se faire au détriment de celle des autres.  Il y a donc deux principes fondamentaux incompatibles, jusqu’ici non tranchés, et l’heure de vérité approche.

Reste à voir ce qui peut sortir des discussions entamées. Refonder la sécurité européenne est sans doute un objectif souhaitable – le président Macron l’avait d’ailleurs évoqué en 2019 lorsqu’il avait amorcé un dialogue nouveau avec la Russie – mais cela prendra des années. Mais à plus court terme, sans doute est-il possible d’enclencher une dynamique politique dans le Donbass et sortir de la spirale de confrontation. Je pense que c’est là un objectif réaliste : il faut que les discussions reprennent vraiment, que les Russes, bien sûr, mais aussi les Ukrainiens jouent le jeu et appliquent les accords de Minsk, ce qui n’a pas été vraiment le cas ces dernières années.

Est-ce que vous pensez qu’avec la nouvelle administration américaine il y a des perspectives favorables pour renouer un dialogue franc aujourd’hui indispensable ?

En tout cas, les relations partent de très loin. Le niveau de confiance est à peu près nul, et en même temps, depuis le sommet Biden-Poutine de Genève du 16 juin, on voit que divers canaux de dialogue bilatéraux ont été établis entre les chefs d’État-major, les diplomates et d’autres encore. Sur un dossier très épineux comme la cybersécurité, les choses ont un peu avancé. Non seulement l’élection de Joe Biden n’a pas abouti à une aggravation dramatique des relations entre Moscou et Washington – comme beaucoup d’observateurs russes le craignaient – mais une dynamique – certes fragile, mais positive – est visible.

Je pense que Poutine fait le pari que précisément Biden serait le mieux à même de nouer un dialogue pragmatique avec la Russie. Peut-être parce qu’il a connu la Guerre froide et qu’il n’en veut plus. C’est assez contre intuitif, cela déçoit beaucoup en Ukraine et dans les pays de l’Est, qui voyaient en Biden une sorte d’anti-Trump. Il y a peut-être chez Biden une forme de réalisme, d’analyse froide des réalités géographiques et politiques, et peut-être la conscience que les Russes cette fois-ci doivent être pris au sérieux, sauf à risquer des scénarios très durs.

En tout cas, l’administration américaine a déjà pris des décisions inattendues comme dans le dossier Nord Stream 2, en exemptant le projet de sanctions. Elle pourrait aller dans le même sens s’agissant de l’Ukraine, pas forcément de façon publique et en contrepartie de signaux russes tangibles.

Selon vous, dans le contexte de tensions accrues, cette perspective d’adhésion de l’Ukraine est-elle possible ?

En réalité, la perspective d’adhésion formelle à l’OTAN est pratiquement nulle à court terme, même les Américains le disent. D’abord parce qu’une partie du territoire ukrainien n’est pas sous contrôle de Kiev. Or l’adhésion à l’OTAN implique l’extension de la garantie de sécurité (article 5) à tout Etat-membre, c’est à dire l’engagement à faire la guerre, y compris nucléaire, s’il est attaqué. Mais l’Ukraine est de fait déjà en conflit, et avec une autre puissance nucléaire, la Russie. Or personne en Occident n’est prêt à mourir pour Kharkiv ou Marioupol.

Donc peu de décideurs en Europe occidentale, notamment à Paris, sont favorables à un tel scénario. La France a toujours dit qu’elle était hostile à l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN, l’Allemagne aussi. Cette position a été réaffirmée en 2008 lors du sommet de l’OTAN de Bucarest au cours duquel cette question a été posée. Mais pas jusqu’au bout, d’où la résurgence de la « question ukrainienne ». A l’époque, Paris et Berlin avaient résisté à l’administration Bush et dit non à l’octroi du Plan d’action en vue d’une adhésion. Mais dans le communiqué final a été incluse une phrase disant que l’Ukraine et la Géorgie seront un jour membres de l’OTAN. Les Russes exigent aujourd’hui que l’on referme la porte.

A présent, ce n’est plus simplement l’adhésion formelle de l’Ukraine à l’OTAN qui pose problème, mais également les coopérations militaires bilatérales – britannique, américaine, turque voire française – avec l’Ukraine, et l’envoi d’armement et de systèmes d’armes. Vu de Russie, ce qui était inacceptable jusqu’à présent c’était l’Ukraine dans l’OTAN ; aujourd’hui c’est l’OTAN dans l’Ukraine.

 

Propos recueillis par Philippe Randrianarimanana pour TV5 Monde.
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