18.11.2024
Signature de l’AUKUS : révision des stratégies d’alliances dans l’Indopacifique ?
Interview
7 décembre 2021
La signature de l’AUKUS entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie a resserré les liens entre ces trois pays. Plus qu’un accord commercial, elle signe un basculement dans les systèmes d’alliances dans un contexte de compétition politique, militaire et économique dans l’Indopacifique. Quelle incidence sur les stratégies indopacifiques des pays impactés tels que la Chine, la France et plus globalement l’Union européenne ? Le point avec Marianne Péron-Doise, chercheuse associée à l’IRIS et spécialiste des questions stratégiques en Asie.
Dans le cadre de l’AUKUS, l’Australie vient de signer un accord avec les États-Unis et le Royaume-Uni. Que symbolise-t-il ?
On peut avoir plusieurs lectures de l’AUKUS. À mon sens, ce resserrement stratégique, construit dans le plus grand secret entre trois puissances anglo-saxonnes et axé sur le transfert d’équipements et de technologies avancées (dont des sous-marins à propulsion nucléaire), révèle une vulnérabilité. Je parlerais même d’une inquiétude nouvelle face au développement multi-dimensionnel de la puissance chinoise et dans ce cas précis de son expansion maritime jusqu’au Pacifique. L’AUKUS met en lumière, assez cruellement pour la France qui en a été écartée, l’état des rapports de force à l’œuvre dans l’Indopacifique, mais aussi la nature prioritaire du théâtre asiatique pour l’administration Biden.
Ce qui frappe également, c’est un retour paradoxal aux alliances par Joe Biden alors que ces dernières avaient été si malmenées par Donald Trump. Paradoxal, car cela ne va pas dans le sens d’une restauration. Non seulement l’AUKUS porte le risque de raviver les interrogations sur la confiance à accorder aux Américains en tant qu’alliés, mais il débouche également sur une hiérarchisation des partenaires de Washington. Cela apparait très visible dans la répartition apparente des tâches et des responsabilités entre le QUAD et l’AUKUS, ces deux formats que semble vouloir privilégier l’administration Biden. Le QUAD, ce dialogue quadrilatéral sur la sécurité rassemblant outre les États-Unis, l’Australie, l’Inde et le Japon aurait vocation à s’élargir vers un QUAD plus et à traiter de problématiques de sécurité non traditionnelles : vaccins, changement climatique, indépendance des chaînes d’approvisionnement, changement climatique. Par opposition, l’AUKUS possède une dimension très militaire et offensive, mais aussi élitiste.
Or, la compétition croissante entre la Chine et les États-Unis n’est pas uniquement militaire. Elle comporte une importante dimension économique, on parle d’ailleurs de guerre économique sino-américaine. On peut penser que c’est la dureté de l’embargo sur les produits australiens exercés par la Chine qui a poussé Canberra à rechercher activement le soutien américain et une forme de réassurance politico-militaire de son grand allié et protecteur traditionnel. Mais pour l’instant, Washington ne parait pas disposé à rejoindre le partenariat transpacifique global, ce grand accord commercial où figurent certains de ses proches alliés, dont le Japon, et que la Chine a décidé de rejoindre.
Quel avenir pour les stratégies indopacifiques des différents pays touchés par l’AUKUS ? Quel impact pour les politiques chinoises des différents protagonistes ?
L’AUKUS a introduit un élément de polarisation supplémentaire dans un paysage stratégique asiatique qui peine à maintenir un relatif équilibre dans la relation que chaque protagoniste essaye de maintenir tant avec les États-Unis qu’avec la Chine. Les pays de l’ASEAN, qui entretiennent une relation particulièrement asymétrique avec la Chine qui reste une partenaire commerciale essentielle, se révèlent inquiets des conséquences d’une course aux armements dans la zone, mais aussi d’un risque de prolifération nucléaire. Par ailleurs, ce partenariat et son aspect très offensif tendent à marginaliser l’ASEAN, son rôle de pôle d’équilibre régional et les nombreux dialogues de sécurité que l’association a su développer au fil du temps, que ce soit le forum régional de l’ASEAN, la Conférence des ministres de la Défense (ADMM et ADMM élargie), ou le Sommet de l’Asie de l’Est.
Les alliés traditionnels des États-Unis comme le Japon, la Corée du Sud et les Philippines qui ont un traité de sécurité avec Washington depuis plus de cinquante ans ont pour leur part accueilli plutôt favorablement le partenariat trilatéral AUKUS, car ils y voient l’affichage d’un engagement de sécurité renouvelé des États-Unis dans la zone. L’Inde et le Vietnam, bien que très soucieux de ne pas donner l’impression de s’associer de façon frontale à un mécanisme ouvertement antichinois, ne sont pas mécontents de voir la dissuasion américaine en cours de renforcement dans la zone.
Pour autant, l’AUKUS envoie le signal d’un brouillage politico-militaire de la « famille » occidentale face à la puissance chinoise. En marginalisant très maladroitement la France et l’Union européenne, il révèle une absence de cohérence au sein des pays se réclamant de l’Indopacifique. Or la France, outre son statut de puissance globale, est une puissance résidante qui possède des moyens diplomatico-militaires non négligeables dans la zone tandis que l’Europe s’est affirmée comme un acteur commercial et économique de premier plan pour l’ASEAN, le Japon et l’Inde. De plus, l’Europe n’hésite plus à affirmer des ambitions stratégiques nouvelles en se positionnant clairement dans le domaine de la sécurité maritime régionale et de la défense de la liberté de navigation. Il est paradoxal qu’au moment où l’action et le langage de l’Europe se font plus fermes vis-à-vis de la Chine, les États-Unis se soucient si peu de la préservation de leurs relations tant avec la France qu’avec l’Europe et n’aient pas mesuré les risques d’une crise de confiance entre proches alliés et partenaires.
Qu’en est-il de la France sur le terrain indopacifique ?
La France doit s’interroger sur la réalité des rapports de force dans l’Indopacifique et se demander si elle se donne les moyens de ses ambitions. L’AUKUS est-il le révélateur d’un doute sur ses capacités politico-militaires ? Une réflexion capacitaire doit être lancée. Est-elle isolée diplomatiquement ? En renonçant à l’axe Paris-Delhi-Canberra, la France dit adieu à une vision indopacifique de « puissance moyenne » qui avait du sens, car elle permettait de contrebalancer l’impact direct d’une relation États-Unis, Chine qui tourne à la confrontation. Cela dit, la France a toujours de nombreux partenaires dans la région, certains anciens comme l’Inde et le Japon, et elle est en mesure d’approfondir des partenariats stratégiques déjà bien établis en Asie du Sud-Est auprès de Singapour, de l’Indonésie, du Vietnam et de la Malaisie.
Pour autant, la France devrait davantage défendre sa vision géopolitique de l’Indopacifique, c’est-à-dire son intégration des côtes est de l’Afrique et ouest de l’océan Indien jusqu’au Pacifique océanien pour renforcer des coopérations régionales à forte valeur maritime ajoutée. C’est notamment le cas du Kenya, cette puissance africaine très en pointe dans la défense de la gouvernance des océans et de l’économie bleue. L’Indopacifique ce n’est pas que la mer de Chine du Sud !
La France gagnerait également à être plus visible, c’est-à-dire à communiquer plus clairement sur son action au sein d’organisations régionales très investies dans les questions de sécurité non traditionnelles : trafics multiples, montée de la criminalité en mer, pêche illégale, dommages environnementaux, impact du changement climatique. C’est une force de proposition très active au sein de la Commission de l’océan Indien où elle siège au titre de La Réunion, mais aussi au sein de ce vaste forum intergouvernemental qui rassemble les États riverains de l’océan Indien, l’IORA, où elle vient d’obtenir le statut de membre. Par ailleurs, il serait regrettable que le volet océanien de la stratégie indopacifique française pâtisse d’une mise entre parenthèses durable de la relation avec l’Australie. Au moment où beaucoup s’émeuvent – à juste titre – de l’emprise économique et de la politique d’influence chinoise en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie, pense-t-on y faire face sans se coordonner avec les États-Unis et l’Australie ? Lors du Sommet France-Océanie de juillet 2021, le président Macron a évoqué l’idée d’un réseau de garde-côtes régionaux afin d’aider les États insulaires à mieux protéger leurs immenses zones économiques exclusives. Ce projet va-t-il s’articuler avec le programme de sécurité maritime australien dédié à la région et qui a déjà fourni une vingtaine de patrouilleurs ?
Enfin, il ne faut pas oublier que la France peut s’appuyer sur la stratégie de coopération pour l’Indopacifique publiée en septembre par l’Union européenne et à laquelle elle a largement contribué. Dans ce document, l’Union européenne annonce un certain nombre d’actions dont des initiatives maritimes en direction de l’Indopacifique visant à la préservation de la liberté de navigation, la protection des ressources, notamment halieutiques, liée à l’économie bleue, et la défense de la biodiversité marine. L’Union européenne dispose de capacités de financements significatives pour renforcer la gouvernance océanique régionale, dont la lutte contre la pêche illégale, et contre le changement climatique. Elle pourrait ainsi utilement et efficacement « suppléer » la défaillance du pilier australien de la stratégie globale pour l’Indopacifique de la France.
Où la relation transatlantique en est-elle après l’AUKUS alors que la France s’apprête à notamment porter ce dossier dans le cadre de sa présidence de l’Union européenne ?
La crise de l’AUKUS intervient après le retrait chaotique des Américains d’Afghanistan, là aussi sans concertation entre alliés. Ceux qui ne souhaitaient voir dans l’AUKUS qu’une affaire concernant la France ont dû adopter un angle plus large et l’intégrer au débat sur une relation transatlantique en souffrance, mais aussi sur celui de l’autonomie stratégique européenne. Curieusement, c’est un dossier sur lequel les présidents américain et français ont paru s’entendre, car c’est sur ce thème que s’est amorcée la rapide « réconciliation » franco-américaine. Ce dernier point confirme d’ailleurs le désintérêt américain pour l’Europe.
Pour autant, dans les consultations franco-américaines amorcées après l’AUKUS, les États-Unis ont explicitement reconnu l’importance d’une Europe de la Défense plus opérationnelle. Ceci n’est pas négligeable et devrait peut-être aider certains pays européens, comme la Pologne où les pays Balte qui craignent une duplication et un affaiblissement des moyens de l’OTAN, à se montrer plus ouverts aux propositions françaises. Les enjeux sont loin d’être négligeables, car la coopération entre l’Union européenne et l’OTAN doit pouvoir se poursuivre. Des travaux de refonte doctrinale sont attendus de part et d’autre pour 2022. L’Union européenne doit présenter sa « boussole stratégique » tandis que l’OTAN devrait actualiser son concept stratégique. En revanche, la restauration des relations entre la France et le Royaume-Uni comme avec l’Australie prendra beaucoup plus de temps.