18.12.2024
Visite d’Emmanuel Macron dans la péninsule arabique : quels enseignements ?
Tribune
6 décembre 2021
La brève visite d’Emmanuel Macron aux Émirats arabes unis, au Qatar et en Arabie saoudite les 3 et 4 décembre derniers, a suscité de nombreux commentaires. La signature d’un spectaculaire contrat de vente de 80 Rafale, pour un montant de 17 milliards d’euros, à Dubaï et la rencontre avec Mohamed Ben Salman à Djedda, ont concentré l’attention en posant une nouvelle fois la délicate question de l’articulation entre la défense des valeurs, notamment la question des droits humains, et la realpolitik. Les critiques ont ainsi été nombreuses quant à la vente d’armes à un pays dans lequel les droits démocratiques élémentaires ne sont pas respectés et sur la rencontre avec le prince héritier saoudien, donneur d’ordre de l’assassinat de Jamal Khashoggi, signifiant sa réhabilitation sur le champ des relations internationales.
Ces interrogations sont classiques et légitimes, car elles posent la question du type de relations qu’il faut entretenir avec des régimes autocratiques. On doit alors s’interroger sur les logiques qui ont prévalu depuis trois quinquennats quant aux axes prioritaires qui orientent les relations de la France avec les monarchies arabes du Golfe. Privilégiant le Qatar à l’époque de Nicolas Sarkozy, l’Arabie saoudite sous François Hollande et enfin les Émirats arabes unis actuellement, quelles sont les logiques à l’œuvre ? L’intérêt de la France n’est-il pas, au contraire, de ne privilégier quiconque pour éviter d’être partie aux rivalités et tensions qui existent entre ces États et pour occuper un rôle de médiateur susceptible de peser positivement sur la résolution des différends ?
Ainsi, il semble que les questions posées à l’occasion du périple présidentiel ne le soient pas toujours de la meilleure des façons. En effet, plutôt que de se concentrer uniquement sur les contrats et entretiens qui ont ponctué la visite présidentielle, il est de notre point de vue nécessaire de s’intéresser au cours de la politique régionale menée par Emmanuel Macron.
Il y a cinq ans, sa campagne présidentielle ainsi que plusieurs de ses déclarations au début du quinquennat avaient laissé entrevoir à certains l’espoir d’une politique globale et indépendante de la France, notamment au Moyen-Orient. Il y avait effectivement bien eu référence à une politique extérieure s’inscrivant dans les pas du gaullo-mitterrandisme qui pouvait faire illusion. Le candidat puis nouveau président avait notamment rappelé la nécessité de se tenir à équidistance des protagonistes des nombreuses crises qui traversent la région, de sorte que la France puisse peser positivement dans leur résolution. Force est malheureusement de constater que de telles perspectives ont été rapidement déçues et de facto réduites à des effets d’annonce.
Dès les premiers mois de son quinquennat, Emmanuel Macron, considérant que les États-Unis persistaient à occuper une place déterminante au Moyen-Orient – analyse qui, au passage, s’inscrivait à juste titre en faux contre la vulgate consistant à présenter de façon fort imprudente le rôle de Washington comme désormais mineur dans la région –, avait semblé vouloir s’affirmer auprès de Donald Trump comme un partenaire fiable et incontournable. De viriles poignées de main lors de leur première rencontre à Bruxelles dans le cadre d’un sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en assauts de courtoisie fort tactiles à l’occasion de sa visite officielle aux États-Unis, il y avait la très visible volonté de s’attirer les bonnes grâces de l’hôte de la Maison-Blanche de la part du président français. Cette tentative d’établir une relation personnelle avantageuse avec Donald Trump s’est révélée vaine car basée sur une erreur d’appréciation de la personnalité du dirigeant états-unien dont le logiciel est celui des brutaux rapports de force.
Pour autant, l’essentiel ne se trouve pas dans ce qui peut relever de l’anecdotique, mais bien sur le fond des dossiers. De ce point de vue, la politique de la France n’est pas parvenue à contrer l’unilatéralisme militant promu par l’ex-président des États-Unis. Pire, à vouloir par trop s’attirer les bonnes grâces de ce dernier, la France s’est en réalité alignée sur des décisions prises par Washington sans que son intérêt national n’en soit pour autant conforté.
L’exemple du dossier iranien le montre abondamment. Emmanuel Macron a déployé de réels efforts pour parvenir à une solution négociée permettant de contrer la décision unilatérale de dénonciation du JCPOA (Joint Comprehensive Plan of Action – accord sur le nucléaire iranien signé à Vienne en juillet 2015) par les États-Unis. Ainsi, si l’invitation inattendue du ministre des Affaires étrangères de la République islamique, Mohammad Javad Zarif, au G7 de Biarritz, en août 2019, ou encore les multiples tentatives pour organiser une entrevue entre les présidents iranien et états-unien lors de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) un mois plus tard à New York se sont révélées vaines, elles ont toutefois eu le mérite d’avoir été tentées. Néanmoins, la principale raison de ce manque de succès réside principalement dans le fait que la France a finalement fait siennes les exigences préalables de Washington – respect du JCPOA, arrêt du processus de modernisation des missiles balistiques, non-ingérence de l’Iran dans les questions régionales – pour engager quelque négociation que ce soit, ce qui s’avère inacceptable du point de vue de Téhéran.
Ainsi, loin de tenir une position équidistante à l’égard des deux principaux protagonistes de ce dossier pour mieux peser sur sa résolution, Paris s’est de facto aligné sur Washington et, par voie de conséquence sur certaines des monarchies arabes du Golfe. Il aurait été pourtant plus efficace de mobiliser une partie des États membres de l’ONU qui, dans leur majorité, désapprouvent l’unilatéralisme états-unien ainsi que les lois d’extraterritorialité mises en œuvre par l’administration Trump. La France, dont Emmanuel Macron ne cesse de vanter la singularité, aurait alors pu rehausser son aura sur la scène internationale et gagner en influence, à l’image de la courte période durant laquelle Jacques Chirac, en 2003, a su tenir tête à l’aventurisme impérial des États-Unis. Pour revenir à la question nucléaire iranienne, rien ne permet certes d’affirmer que cette bataille aurait été remportée si Paris avait tenté de mobiliser l’ONU, mais l’Histoire enseigne que seuls les combats que l’on ne mène pas sont certains d’être perdus par avance.
Aujourd’hui, alors que sous l’impulsion du président Biden de complexes négociations ont repris à Vienne avec les dirigeants iraniens, il est significatif que la France cherche à y intégrer de nouveaux acteurs, en l’occurrence les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et Israël, proposition dont on sait parfaitement qu’elle ne recueillera pas l’accord de l’Iran, cette dernière ne voulant négocier qu’avec les États signataires du JCPOA. Pourquoi alors mettre en avant une telle proposition dont on comprend qu’elle jette un trouble sur les intentions des acteurs concernés ?
Il faut donc remettre en perspective la relation avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Force est en effet de constater que, depuis le début de son mandat, Emmanuel Macron partage en tout point la ligne politique promue par ces deux États et tout particulièrement celle initiée par Abou Dhabi. Cette dernière est porteuse d’une politique qui se décline par un soutien sans faille aux régimes contre-révolutionnaires les plus antidémocratiques de la région, notamment depuis la séquence ouverte par les mouvements de contestation initiés en 2011 dans les mondes arabes. On pense tout particulièrement au soutien déterminant apporté en Égypte au président-maréchal Sissi et à l’obsession éradicatrice à l’encontre de la mouvance de l’islam politique incarnée par les Frères musulmans. On se souvient aussi de la totale convergence politique de la France et des Émirats arabes unis en Libye soutenant tous deux la rébellion du maréchal Haftar contre le gouvernement de Faïez el Sarraj pourtant porté sur les fonts baptismaux et soutenu par l’ONU dont la France est membre du Conseil de sécurité.
Cette situation est aggravée par une politique de vente d’armes significative à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, dont certaines ont été utilisées au Yémen. Dénoncée par de nombreuses organisations non gouvernementales, elle a amplifié les critiques à l’égard de la France. La posture de dénégation des autorités françaises, la ministre des Armées allant jusqu’à déclarer qu’elle ne savait rien de cette situation, n’a fait que contribuer à ce que Paris apparaisse comme un soutien, au moins objectif, à l’agression déclenchée sous l’égide de l’Arabie saoudite contre le Yémen en mars 2015. « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », écrivit Albert Camus. La France aurait été mieux inspirée en étant plus ferme quant à la caractérisation de ce conflit, de ses responsables et des conséquences humanitaires terrifiantes subies par la population yéménite.
De notre point de vue, ce n’est pas de parler aux dirigeants émiratis et saoudiens qui est choquant, mais bien plutôt le fait que la tragédie du Yémen n’ait visiblement même pas été abordée lors des récentes rencontres. Or le partenariat de la France avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis n’a aucunement réussi à modifier, en quoi que ce soit, la politique ignoble de ces États dans la guerre qu’ils mènent au Yémen. On peut aussi s’interroger sur le fait qu’aucune initiative digne de ce nom n’ait été évoquée à propos de la négociation avec l’Iran. Si la realpolitik implique légitimement de devoir dialoguer avec tous les acteurs, elle devrait aussi nécessiter que la France soit force de proposition constructive.
Au regard de la méthode et des objectifs affichés lors de la campagne présidentielle de 2017, le bilan d’ensemble de la politique extérieure de la France au Moyen-Orient n’est guère positif. Pour que la tonalité « gaullo-mitterrandienne » esquissée alors puisse se concrétiser, c’est-à-dire pour que la France affirme son indépendance et sa souveraineté, il ne suffit pas d’expliquer que « l’OTAN est en situation de mort cérébrale », il s’agit de faire valoir une politique qui sache concrètement se dégager de la gangue de l’occidentalisme et qui soit en l’occurrence véritablement indépendante de l’administration des États-Unis. Pour cela, il importe de se doter d’une vision d’ensemble et de raisonner sur le moyen terme pour n’être plus balloté par une suite ininterrompue d’événements chaotiques. Enfin, la promotion d’un véritable multilatéralisme, au Moyen-Orient comme ailleurs, devient désormais un marqueur du cours des relations internationales en opposition à ceux qui prônent un unilatéralisme dominateur. La France devrait y prendre toute sa place, ce n’est pas le cas aujourd’hui.