ANALYSES

Nouvelles routes de la soie : la ligne Kunming-Vientiane, profitable pour le Laos ? 

Interview
29 novembre 2021
Le point de vue de Éric Mottet


Le Laos va inaugurer le 2 décembre prochain la première ligne de chemin de fer à grande vitesse de l’Asie du Sud-Est reliant la Chine à la capitale laotienne, Vientiane. Ce projet est un enjeu majeur pour les deux pays, entre désenclavement du Laos et connexion de la Chine avec ses pays voisins. Pièce essentielle de l’initiative chinoise des Nouvelles routes de la soie, le Laos ne risque-t-il pas de tomber dans le piège de la dette chinoise ? Le point avec Éric Mottet, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste des enjeux géopolitiques en Asie.

Le 2 décembre prochain, jour où la République démocratique populaire lao célébrera son 46e anniversaire, le pays inaugurera la première ligne de chemin de fer à grande vitesse de l’Asie du Sud-Est. En quoi consiste ce projet ?

Maintes fois annoncé et reporté depuis 2010, le projet de construction de ligne ferroviaire Boten-Luang Prabang-Vientiane a débuté en 2016 (écartement standard de 1,435 m). Son tracé de 420 km comprend 10 gares, 75 tunnels (198 km) et 167 ponts (62 km) sur le chemin le plus direct entre Kunming (Chine, Yunnan) et Bangkok (Thaïlande) – la Thaïlande développe un réseau à grande vitesse avec le Laos via trois projets ferroviaires dans le nord-est du pays dont l’inauguration est prévue entre 2026 et 2030. Une fois inauguré, le Kunming-Vientiane permettra aux passagers et aux marchandises de faire le trajet en 6-7 heures (160 km/h pour les trains de passagers et 120 km/h pour les trains de marchandises) alors qu’il faut actuellement plusieurs jours par voie routière. D’un coût approximatif de 6 milliards $ US, le Laos et la Chine ont convenu d’un partage des coûts de 30 %-70 % et de confier l’exploitation de la nouvelle ligne à la Laos-China Railway Company Limited, une coentreprise sino-laotienne gestionnaire du tronçon laotien (40 %-60 %). Concernant l’engagement financier du Laos, Vientiane a contracté plusieurs prêts auprès d’acteurs chinois, dont la Banque d’import-export de Chine (Export-Import Bank of China, EIBC ou Eximbank), à des taux se situant entre 2 % et 3 % sur une période de 30 à 35 ans.

Aux yeux du gouvernement laotien, ce grand axe de transport désenclave le pays – grâce au rétablissement d’infrastructures (routes, ponts, chemin de fer) lui aménageant à terme un accès à la mer – et concrétise l’ambition d’un repositionnement stratégique au cœur de l’Asie du Sud-Est continentale : le Laos passerait d’une condition de land-locked à celle de land-linked, d’État « enclavé » à « carrefour », le reliant aux pays de l’Asie du Sud-Est et au Yunnan. En effet, le corridor économique ferroviaire traversant le nord du Laos doit permettre, d’une part, de réduire les coûts de transport intra laotien, et d’autre part, d’envisager une baisse importante des coûts de transport (30 % à 50 %) au départ du Laos.

Ce projet s’intègre-t-il dans le cadre de la vaste initiative chinoise de la Belt and Road, mieux connue sous le nom des Nouvelles routes de la soie?

La ligne de chemin de fer à voie unique, qui sera doublée d’une autoroute à quatre voies d’ici 2026, entre la frontière sino-laotienne et Vientiane fait partie du corridor économique Chine-Péninsule indochinoise (China-IndoChina Peninsula Economic Corridor ou CICPEC) – qui reprend d’ailleurs le tracé d’un projet de corridor développé par la Banque asiatique de développement (BAD) depuis les années 1990 – promu par Pékin à travers son initiative Belt and Road. Parmi les motivations chinoises, le Laos étant un pays frontalier, soulignons le fait que le Laos est un pivot géostratégique qui permet à la fois de pénétrer en direction de l’Asie du Sud-Est (Thaïlande, Malaisie et Singapour) et de renforcer les interconnexions routières et ferroviaires de la région.

L’objectif est notamment d’offrir aux entreprises chinoises de nouveaux débouchés alors que la transition du modèle économique en faveur du marché intérieur s’avère insuffisante pour absorber leur capacité de production. Il s’agit donc d’écouler des surcapacités industrielles et d’assurer la diversification des approvisionnements énergétiques. À ce titre, le Laos exporte la grande majorité de sa production électrique en direction des pays voisins (Thaïlande, Vietnam) grâce à la mise en place d’une politique ambitieuse d’édification de barrages hydroélectriques. En outre, en raison de l’augmentation des coûts du travail, les entreprises chinoises perdent de leur compétitivité face à certains concurrents étrangers (Cambodge, Vietnam, etc.). Il s’agit de délocaliser des industries à utilisation intensive de main-d’œuvre vers les États voisins où les coûts de production sont moins élevés comme dans les zones franches. La vague de créations de zones économiques spéciales (ZES) au Laos résulte clairement de cette stratégie, s’appuyant sur le dynamisme de l’économie chinoise.

En somme, les investissements massifs opérés par la Chine le long du corridor économique Chine-Indochine (infrastructures de transport, zones économiques spéciales, projets immobiliers, etc.) s’insèrent dans une géopolitique des provinces en marge de son territoire et des pays voisins. D’une part, Pékin concrétise sa stratégie consistant à reconnecter la province du Yunnan à son prolongement indochinois, faisant passer son positionnement territorial de « périphérie » à « centre » ou encore de faire de la province un pont entre la Chine et l’Asie du Sud-Est continentale. D’autre part, Pékin veut faire du Laos (et de la péninsule indochinoise) une voie de passage stratégique en direction des mers du Sud et comme éventuelle alternative au transport maritime (mer de Chine méridionale, détroit de Malacca) via les nouvelles infrastructures de transport terrestre. Plus encore, cette volonté de construire une « communauté de destin d’importance stratégique » entre la Chine et le Laos, confirme du même coup le changement de statut de Vientiane, devenu pour Pékin une pièce essentielle dans son initiative Belt and Road.

Le Laos peut-il échapper au piège de la dette chinoise?

Au-delà d’une pandémie de Covid-19 qui pose de très sérieux défis (frontières fermées depuis février 2020 et confinement de la population depuis avril 2021), les problèmes en matière d’économie ne sont pas nouveaux pour le gouvernement. La dette publique ne cesse de s’alourdir depuis plusieurs années et aurait atteint 68 % en 2021 (d’autres sources évoquent 95 %). L’augmentation de la dette publique et du déficit budgétaire (7,5 % du PIB en 2020) inquiète l’ensemble des observateurs, d’autant que cette dette est détenue majoritairement par la Chine. Plus précisément, la Chine est le premier créancier du Laos à hauteur de 5,9 milliards $ US de la dette extérieure du pays estimée à 14 milliards $ US en 2021 (PIB de 19 milliards $ US en 2020). Le Financial Times a rapporté en septembre 2021 que le Laos avait demandé à la Chine des conseils sur une éventuelle restructuration de sa dette. On craint de plus en plus que le Laos ne tombe dans le piège de la dette, avec le risque pour le pays de devoir transférer à Pékin les droits d’utilisation et de gestion de ses infrastructures (et de ses ressources naturelles et foncières) comme garantie de remboursement. Assurément, les nouveaux dirigeants laotiens veulent éviter ce piège de la dette, mais ont inévitablement besoin de la puissance de la Chine pour atteindre leur objectif de développement national mis à mal par la crise sanitaire et économique actuelle. Le gouvernement laotien devra faire preuve d’une grande prudence pour parvenir à un développement économique tout en maintenant une certaine distance avec la Chine.
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