20.11.2024
Insécurité énergétique : les dessous d’une crise mondiale
Interview
8 novembre 2021
Europe, Chine, Inde : l’insécurité énergétique est à la une de la presse internationale et en tête des préoccupations des gouvernements de nombreux pays. Qu’est-il en train de se passer sur les marchés de l’énergie ? Des tensions géopolitiques sont-elles à l’œuvre ? Quels sont les enjeux de sécurité pour l’Union européenne ? Le point avec Pierre Laboué, chercheur à l’IRIS au sein du programme « Climat, énergie et sécurité ».
Crise énergétique : qu’est-il en train de se passer sur les marchés mondiaux ?
Gaz, pétrole, charbon : les cours mondiaux des énergies fossiles n’ont cessé de grimper depuis le début de l’année 2021, au point de menacer la reprise économique et la sécurité énergétique de nombreux pays.
Le cours moyen du pétrole Brent, du WTI et Dubaï a augmenté de plus de 50 % depuis le début de l’année, passant de 54 dollars en janvier à 82 dollars en octobre 2021. Le prix du pétrole enregistré sur les dix premiers mois de l’année 2021 est, en moyenne, 12 % plus cher que celui enregistré sur toute l’année 2019. Même si ce prix moyen reste loin des 100 dollars enregistrés entre 2011 et 2013, il s’agit là des plus hauts niveaux enregistrés au cours des six dernières années.
Les prix du charbon ont atteint leur plus haut niveau jamais enregistré depuis vingt ans. Les cours du charbon australien ont bondi de plus de 170 % entre janvier et octobre 2021, passant de 87 dollars à 237 dollars. Les cours du charbon sud-africain ont suivi la même tendance. Cette hausse est inédite sur les marchés du charbon.
Mais c’est le gaz naturel qui a enregistré l’envolée la plus spectaculaire. L’index des prix du gaz naturel de la Banque mondiale a bondi de 204 % entre janvier et octobre 2021. Cette hausse est portée par le cours du gaz naturel européen, qui a pris près de 330 % sur la même période, pour atteindre 31 dollars par million de British thermal unit (mmbtu). Cette situation est exceptionnelle. Jamais ce niveau n’avait été atteint depuis vingt ans.
Flambée des énergies fossiles : quelles sont les causes du problème ?
À la différence du premier choc pétrolier, la flambée actuelle des prix des énergies fossiles n’est pas liée à une crise géopolitique, comme a pu l’être l’embargo imposé par l’OPEP suite à la guerre du Kippour de 1973. L’envolée des prix s’explique avant tout par des déséquilibres de nature économique et des difficultés conjoncturelles. Mais plusieurs facteurs géopolitiques et géoéconomiques ont aussi contribué à tendre les prix des énergies fossiles.
La remontée des cours du pétrole reflète une évolution des rapports de force au sein de l’industrie pétrolière mondiale. En effet, l’OPEP+ a décidé en octobre de n’augmenter sa production que de 400 000 barils par jour pour le mois de novembre, comme elle l’avait prévu. Ce montant a été jugé insuffisant par les acteurs financiers pour répondre à l’augmentation de la demande mondiale. Par conséquent, les prix du pétrole sont repartis à la hausse. Cette situation présente l’avantage, pour les pays de l’alliance, de récupérer une partie des pertes financières provoquées par la chute des cours de 2020. Si l’OPEP+ parvient à imposer sa ligne, malgré les pressions des dirigeants du G20, c’est que l’industrie pétrolière états-unienne est affaiblie. L’ouragan Ida, survenu fin août/début septembre 2021, a temporairement mis à l’arrêt une partie des sites pétroliers des États-Unis. Surtout, la faillite de nombreux producteurs et la mise à l’arrêt de puits de pétrole non conventionnel en 2020 ont entraîné une phase de restructuration et de consolidation du secteur. En août 2021, la production états-unienne de pétrole n’était toujours pas revenue à son niveau de 2018, malgré la hausse significative des prix mondiaux. Fortement endettés, les producteurs de pétrole non conventionnel des États-Unis ont, eux aussi, besoin de prix élevés pour reconstituer leurs marges financières et amortir des coûts de production plus élevés que les producteurs de pétrole conventionnel du Moyen-Orient. L’OPEP+ a ainsi les mains libres pour juguler le surplus d’offre de pétrole mis sur le marché mondial, selon ses intérêts.
La situation sur le marché du gaz en Europe est exceptionnelle. Elle révèle une nouvelle réalité géoéconomique : l’Europe est en concurrence avec l’Asie pour la sécurité de ses approvisionnements énergétiques. L’Asie et l’Europe sont en grande partie dépendantes de leurs importations en gaz pour se chauffer et produire de l’électricité. Or, leurs stocks sont bas : un hiver long et rigoureux en 2020-2021 dans les deux zones, une baisse de la production d’électricité d’origine renouvelable en Europe à l’été 2021, une tentative de réduction de la production d’électricité au charbon en Chine et d’autres facteurs conjoncturels expliquent la forte hausse de la consommation de gaz asiatique et européen. Avec l’arrivée de l’hiver 2021-2022, les fournisseurs d’énergie cherchent à reconstituer rapidement leurs stocks. Les deux régions se retrouvent en concurrence sur le marché du gaz naturel liquéfié, qui permet de livrer par bateau les clients les plus offrants. Mais l’Europe n’est pas le premier consommateur mondial de gaz : c’est l’Asie. Une frénésie d’achat a emporté la Chine pour passer l’hiver. Le premier vice-premier ministre chinois, Han Zheng, a donné l’ordre aux compagnies énergétiques chinoises de sécuriser leurs approvisionnements énergétiques « à tout prix », fin septembre 2021. Le pays traverse l’une des plus graves crises énergétiques des vingt dernières années, avec de graves coupures d’électricité dans tout le pays. La moitié des provinces chinoises ont imposé des mesures de rationnement, dont la province du Guangdong, cœur économique et industriel de la Chine. Pour s’approvisionner à leur tour, les entreprises européennes doivent donc payer le prix fort.
Mais ce n’est pas la seule difficulté pour les compagnies européennes. La géopolitique du gaz reste incontournable sur le Vieux continent et la Russie est à nouveau montrée du doigt. En effet, le principal fournisseur de gaz de l’Europe n’a pas augmenté ses livraisons de gaz sur le marché européen, malgré une forte hausse de la demande, et des prix, sur les marchés au comptant. Fondamentalement, Gazprom respecte ses obligations contractuelles en cours. De plus, c’est bien l’Union européenne qui a poussé à libéraliser le marché européen du gaz, pour bénéficier des meilleurs prix disponibles, au risque de subir des fluctuations importantes. Mais Moscou a essuyé les critiques de l’Agence internationale de l’énergie, qui l’a accusé en septembre 2021 de ne pas en faire assez pour accroître ses exportations vers l’Europe. La stratégie du Kremlin viserait à profiter de la hausse des prix sur les marchés au comptant pour pousser les pays européens à signer des contrats de fourniture de long terme. Ces tarifs présentent l’avantage pour le client de bénéficier de tarifs stables garantis sans hausse soudaine de prix. Pour le fournisseur, les contrats de long terme présentent l’avantage d’éviter la mise en concurrence avec des fournisseurs sur les marchés au comptant, qui peuvent faire baisser les prix. Mais sur le plan politique, les contrats de long terme permettent surtout de consolider la dépendance des pays européens envers les approvisionnements d’origine russe sur plusieurs années. Elle viserait aussi à faire pression pour accélérer la mise en route gazoduc Nord Stream 2, afin de livrer des surplus de gaz par cette nouvelle route, longtemps sous la menace de sanctions états-uniennes et qui divise de nombreux pays européens. Avec l’incapacité conjoncturelle de la Norvège, deuxième fournisseur de gaz de l’Union européenne, d’accroître ses livraisons, la Russie est en position de force pour se poser en maître du jeu gazier européen.
Enfin, la hausse des cours du charbon est elle aussi, en partie, liée à des pressions de nature géopolitique. Plusieurs pays, dont la Chine, ont décidé d’accroître leur consommation de charbon pour produire de l’électricité à moindre coût, quitte à alourdir leur bilan carbone. Mais des difficultés d’approvisionnement ont propulsé les prix du charbon à la hausse. La Chine, premier producteur mondial, n’a pas réussi à accroître sa production nationale en raison de nouvelles réglementations sur l’exploitation des mines et de l’inondation de certaines mines. Sans compter que le pays a banni, depuis 2020, les importations de charbon d’Australie, premier exportateur mondial. Cette décision vise à punir la demande de Canberra en faveur d’une enquête indépendante sur la manière dont Pékin a géré la crise de la Covid-19. Cette situation a provoqué un bouleversement dans les circuits d’approvisionnements mondiaux.
Crise énergétique : quelles sont les conséquences en matière de sécurité pour l’Union européenne ?
La crise énergétique mondiale génère une insécurité économique sur le Vieux continent. La hausse des prix des énergies fossiles est en train de se répercuter sur les prix de l’ensemble de l’économie, et elle pourrait freiner la reprise fragile de la croissance européenne. En effet, les énergies fossiles continuent de représenter près de 70 % du bouquet énergétique de l’UE27 en 2019 et tous les secteurs sont concernés. Le secteur des transports est particulièrement touché. En France, comme dans de nombreux pays d’Europe, les prix des carburants à la pompe ont très fortement augmenté depuis le début de l’année. Le prix moyen TTC du supercarburant sans plomb 98 d’octobre 2021 a battu un record. Il dépasse celui d’octobre 2018, pendant la crise des gilets jaunes, qui a profondément marqué l’actualité politique en France, et il n’a jamais été aussi élevé depuis vingt ans.
Mais c’est surtout dans le secteur électrique que la situation est la plus critique et pose d’importants défis de sécurité énergétique. La flambée des prix du gaz a entraîné avec elle les prix de l’électricité. En effet, les gestionnaires de centrales à gaz ont répercuté la hausse de leurs coûts de production sur leurs prix de vente. L’impact est lourd sur la facture des consommateurs et la compétitivité des entreprises. L’Union européenne a convoqué un Conseil extraordinaire des ministres de l’Énergie de l’UE du 26 octobre 2021, à peine quelques jours après avoir débattu des enjeux énergétiques lors du Conseil européen des 21 et 22 octobre. Incapables de s’entendre sur la réponse à apporter à court terme, ce défi a ravivé les différends entre les États membres du sud et du nord de l’Union européenne.
La sécurité alimentaire pourrait même être affectée. Dans le secteur agricole, les producteurs d’engrais Yara et BASF ont mis certains de leurs sites à l’arrêt en Europe, car les engrais azotés, fabriqués à partir de gaz fossile, ne peuvent plus être produits de manière rentable. Une pénurie d’engrais alimente les craintes d’une inflation des denrées alimentaires de base. Cette situation n’est pas unique à l’Europe. Elle alimente les craintes de risques de déstabilisations sociales et politiques, principalement dans les pays en développement.