13.12.2024
« Nativisme » – 4 questions à Christophe Bertossi, Aurélien Taché et Jan Willem Duyvendak
Édito
25 octobre 2021
Le nativisme serait le privilège du « natif » sur les personnes arrivées plus récemment…
Depuis des années, l’extrême droite progresse dans la société, ses idées infusent et envahissent peu à peu le débat politico-médiatique. Pour autant on ne sait pas encore bien ni les situer ni les qualifier précisément, en dehors du fait qu’elles sont globalement hostiles aux étrangers. Doit-on parler d’ultraconservatisme ? De pensée réactionnaire ? De populisme ? D’« islamo-gauchisme » même ?
Il y a un vrai phénomène de confusion d’autant plus qu’aujourd’hui, alors qu’Éric Zemmour est crédité de plus de 15% des intentions de vote pour 2022, la gauche même se déchire sur les sujets de citoyenneté et d’identité.
C’est pour cela que nous voulons introduire ce concept de nativisme, qui a déjà fait son chemin aux États-Unis et qui a l’avantage de poser un cadre d’analyse global et novateur pour décrypter les polémiques et comprendre les nouveaux mécanismes d’exclusion à l’œuvre dans nos sociétés qui in fine sont toutes basées sur cette même idée, plus ou moins assumée et plus ou moins conscientisée, d’un privilège inhérent du « natif » sur les personnes arrivées plus récemment.
Dans un schéma de pensée nativiste, le degré d’appartenance à la nation se mesure en termes d’ancienneté, d’enracinement voire d’une certaine forme de « pureté » ! C’est cette idée selon laquelle plus votre présence et celle de votre famille sont anciennes dans un pays, plus vous y avez de droits ; cette vielle idée qu’il y aurait en fait deux types de Français : « de souche » et « de papier », le second relevant par nature même d’un degré de citoyenneté moindre.
Un raisonnement qui exclut de facto les vagues d’immigration les plus récentes. Cela correspond aujourd’hui majoritairement à celles perçues comme étant de culture musulmane.
Par exemple, c’est au nom du nativisme qu’on peut légitimer la déchéance de nationalité pour les criminels binationaux. C’est aussi pour cela, que la religion musulmane, dont la présence dans l’Hexagone est moins ancienne y aurait moins de droits. C’est un refus de l’égalité entre les citoyens.
Les débats sur la laïcité sont passés d’une opposition entre enseignement public et enseignement privé catholique à une interrogation sur la place de l’islam…
C’est parce que la nature même du débat a changé ! Depuis l’affaire de Creil en 1989 et après les travaux de la commission Stasi, on a eu une véritable construction de la laïcité comme une question en lien avec l’islam, qui serait un problème voire une menace. Puisqu’on parle de l’école, c’est ce qui a notamment débouché en 2004, sur une nouvelle organisation de la neutralité dans l’enceinte scolaire, désormais fondée sur l’interdiction des signes religieux ostentatoires. Avant cette loi, la neutralité confessionnelle de l’école s’accommodait du port du voile !
Depuis que Nicolas Sarkozy promettait en 2005, sur la dalle d’Argenteuil, de débarrasser les habitants de « cette racaille » en désignant par là clairement les enfants de l’immigration, on a la construction d’un problème « communautariste » qui serait spécifiquement musulman, dans une société fondée sur les valeurs libérales et la citoyenneté. La grille de lecture mobilisée n’est pas celle de la sécurité, mais celle de la culture : ces personnes seraient de toute façon étrangères à notre conception de la civilisation.
En opérant une « culturalisation » de la citoyenneté, l’idéologie nativiste autorise ainsi certains – y compris dans une partie de la gauche – à dénoncer une prétendue « insécurité culturelle », ce que Jacques Chirac appelait plus prosaïquement « le bruit et l’odeur ». Cette expression laissant entendre que les mœurs, goûts ou coutumes de certains étrangers, au premier rang desquels les personnes de culture musulmane, nuiraient au bien-être et à la sécurité des Français.
Le débat politique sur la laïcité dépasse aujourd’hui de très loin le cadre de la loi de 1905. Cette dernière donne une définition claire de la laïcité, qui commande la neutralité de l’État tout en garantissant la liberté de conscience de chacun et l’égalité entre les cultes : c’est ce qui permet d’organiser le pluralisme dans la société. Or, en quelques années, cette définition a subi un processus rapide de politisation qui en a radicalement modifié la portée.
Vous estimez que pour de nombreux commentateurs français, l’antiracisme apparaît comme plus problématique que le racisme lui-même…
Paradoxalement, les combats antiracistes sont particulièrement difficiles à mener en France, pourtant censés être le « pays de l’égalité ». L’imaginaire d’une République aveugle aux différences s’est finalement retourné contre lui-même en rendant notre République aveugle aux discriminations !
En France, il est plus difficile d’avoir ces débats parce qu’on vous dira tout simplement que les minorités, ça n’existe pas ! On vous expliquera qu’il n’y a qu’une nation homogène et que ni les origines ni la couleur de peau ne peuvent être prises en compte. La simple catégorie de « minorité » est difficile à mobiliser, à gauche comme à droite, au nom du jacobinisme national et d’un prétendu universalisme républicain.
Ce qu’ajoute le nativisme à cet argument traditionnel du républicanisme, c’est ce renversement insidieux qui laisse supposer que les vrais racistes seraient en fait les antiracistes : des obsédés de la race, des « séparatistes » qui veulent fragmenter la société. C’est un argument qui domine dans le débat médiatique actuel à tel point que certains vont jusqu’à soutenir que le seul racisme existant aujourd’hui en France serait le « racisme anti-Blancs ».
4/ Y aurait-il des forces politiques culturelles ou religieuses en France prêtes à « soutenir les partisans de la guerre à outrance contre le monde occidental » ?
Ces termes sont ceux de Jean- Pierre Obin qui dresse en 2004 le tableau de « contre-sociétés en rupture avec [les normes de] la société moderne et démocratique, ayant « pris comme héros les partisans de la guerre à outrance contre le monde occidental ».
On rejoint ici l’idée de « dynamique séparatisme » qui est l’idée selon laquelle une partie de la société, à savoir les musulmans, se mettrait à l’écart de toute norme sociale et de vie en communauté dans une volonté organisée de finalement renverser le rapport de force pour prendre le pouvoir. Les registres de la guerre civile sont alors mobilisés et on se retrouve avec des tribunes de militaires qui se disent prêts à prendre les armes pour rétablir l’ordre.
Ce qui est certain c’est que la violence augmente dans notre société. Elle est bien sûr le fait d’un islamisme radical qui aboutit aux pires actes terroristes, mais aussi d’une l’extrême-droite qui ne se contente plus de menaces et passe aujourd’hui à l’action. Les attentats menés par des groupuscules identitaires ou survivalistes qui se multiplient en sont une illustration.
Mais il n’y a pas aujourd’hui en France de volonté majoritaire chez les croyants d’une religion ou même les partisans d’une idéologie de créer une contre-société et de mener bataille pour prendre le pouvoir dans notre pays ! C’est un phantasme qui a une utilité pour ceux qui cherchent à mobiliser le registre de la peur et d’un inéluctable nouveau « choc des civilisations » pour imposer des idées racistes.