18.11.2024
Dans ses relations avec les pays musulmans, la Chine est dans le pragmatisme pur et la volonté de sécuriser les voies d’approvisionnements énergétiques
Presse
17 octobre 2021
Vous publiez « Chine et terres d’Islam: Un millénaire de géopolitique » aux éditions PUF. Vous soulignez dans votre ouvrage l’importance de l’islam en Asie, la Chine étant particulièrement concernée par l’influence de la religion sur son territoire et à l’étranger. La Chine et le monde musulman représentent aujourd’hui environ la moitié de l’humanité. Cette réalité prend-elle ses racines dans l’histoire des Routes de la soie du Moyen Age ? A quand remonte l’influence et l’empreinte de l’islam en Chine ?
Cette présence de l’islam en Chine est attestée dès le haut Moyen-Âge, au VII° siècle, sous la dynastie T’ang. Ce sont des missionnaires et marchands arabo-persans pour la plupart établis dans les régions intermédiaires entre les mondes tibétain et chinois ou dans la capitale impériale, Xi’an (l’antique Chang’an). On trouve des communautés également sur la côte et dans les villes portuaires comme Canton (Guangzhou). Plus tard, au XIII° siècle, alors que les Mongols sont maîtres de l’Eurasie, des brassages de populations, des phénomènes d’acculturation même vont se produire. Des transferts de technologie (sextant, gouvernail, poudre, papier) vont se poursuivre, que ce soit dans le sens Chine / Occident via le monde arabo-persan et ses passeurs ou dans le sens Moyen-Orient / Chine, et je pense plus particulièrement à l’introduction du bleu de cobalt dans les ateliers chinois de Jingdezhen qui seront à l’origine du fameux bleu-blanc de Chine; porcelaine qui innondera les collections de l’empire Ottoman ou celles de l’Europe à la Renaissance. Les conversions de Chinois Han (appelés Hui) se sont produites d’abord dans les régions de contacts. Elles s’ajoutent à celles historiquement plus tardives des Ouïgours, population turcophone de l’actuel Xinjiang. Certains observateurs estiment à plus de 100 millions le nombre de musulmans en Chine aujourd’hui. Cette réalité s’inscrit dans un long processus historique et confère aujourd’hui à la Chine un rang important parmi les pays de l’Asie où l’islam est majoritaire ou prépondérant.
Certaines régions et terres du monde islamique sont au cœur des enjeux et des convoitises de la Chine. Le régime chinois pourra-t-il réaliser ses objectifs, notamment via une alliance diplomatique ou culturelle, ou ces territoires vont-ils freiner le projet des Nouvelles routes de la soie d’un point de vue stratégique, culturel ou face à des risques de révolte ou de soulèvements, Pékin devant notamment en sécuriser les accès ?
L’erreur serait de croire que l’établissement de ces relations diplomatiques, déjà anciennes (la République populaire de Chine ravit sa dernière reconnaissance à l’Arabie Saoudite en 1992 et ce, aux dépens de Taïwan…) se traduirait par la création d’un glacis sino-musulman, de surcroît hostile à l’Occident. La réalité est infiniment plus complexe. Même s’il existe des sympathies tiers-mondistes qui se sont forgées dès les luttes pour l’indépendance, nombre de pays arabes notamment entendent privilégier leurs relations stratégiques avec les Etats-Unis. D’autres, comme la Turquie, pourtant membre de l’OTAN, sont plus ambigus, et cèdent à la fois aux sirènes chinoises et russes tandis que l’Iran, confronté à l’embargo américain il est vrai, n’a d’autres choix que de se tourner vers la Chine avec laquelle, le 30 mars dernier, un accord commercial de 400 milliards de dollars a été signé. Pour autant, même si la plupart des Etats musulmans sont plutôt favorables au projet des Nouvelles Routes de la Soie, on note un découplage entre leurs intérêts économiques d’une part et stratégiques de l’autre. C’est cette tension qui signifie définitivement la fin de la guerre froide et qui nous montre par ailleurs que notre grille de lecture selon laquelle il existerait une ligne belligène irréductible entre chiites et sunnites n’a guère de pertinence d’un point de vue chinois. Avec la Chine, nous sommes dans le pragmatisme pur et une volonté pour sécuriser de sécuriser en effet les voies d’approvisionnements énergétiques. Les Nouvelles Routes de la Soie tentent d’y répondre par la création de corridors qui sont alternatifs (Chine / Pakistan; Chine / Myanmar) au détroit de Malacca.
Vous précisez dans votre livre que tout un passé ouïgour et le prestige des cultures et des langues turques ont été redécouverts en Chine. Le développement d’un islam comme le soufisme, aux ramifications très étendues à travers l’ensemble de l’Eurasie et au-delà, ont aussi été réévalués. Comment ces éléments ont-ils pu s’accorder avec les tentatives d’uniformisation et de contrôle totalitaire, caractéristiques des années Mao, ou face à la sinisation à marche forcée du régime de Xi Jinping actuellement. Cette politique met-elle à mal les solidarités ancestrales et ranime-t-elle les rivalités entre pouvoirs horizontal et vertical ?
Cette réévaluation est d’abord le fait de savants orientalistes, des Européens pour la plupart (on pense bien sûr à Paul Pelliot…) qui en se lançant dans des expéditions archéologiques au Turkestan chinois, il y a un siècle, ont entamé les premières fouilles et réévalué cette histoire. Les sciences sociales en Chine ont connu après la période maoïste à leur tour une certaine libéralité qui a permis à des chercheurs chinois comme Ma Tong d’entreprendre des analyses fines sur le soufisme tel que pratiqué dans les régions du Gansu et du Xinjiang. C’est dans ce contexte que l’on s’est intéressé à cette première dynastie turque dite des Qarakhanides qui depuis Kachgar et après s’être convertie à l’islam, est partie à l’assaut, au XII° siècle, de l’Asie centrale et d’une partie de l’Inde. Cette ouverture dans l’histoire intellectuelle de la Chine – qui fut celle des années quatre-vingt – est totalement révolue. De grands chercheurs d’ethnie ouïgoure ont été arrêtés voire assassinés sous la présidence de Xi Jinping. D’une manière hélas symptomatique, les fouilles archéologiques franco-chinoises dans cette partie du pays, qui étaient extrêmement prometteuses, ont été gelées. Reste toutefois une solidarité avec la diaspora mise à mal il est vrai par ce contrôle absolu du pouvoir, lequel détruit tout un maillage de traditions vernaculaires.
La pandémie de Covid-19 a hystérisé le débat et les critiques envers la Chine. Ces attaques des opinions mondiales contre le régime chinois ont ravivé une sinophobie toujours latente qui tranche avec la politique des dirigeants internationaux plutôt favorables à Pékin. Les troubles en 2020 au Kirghizistan ou la crise des Ouïgours sont-ils le prélude à de nouvelles fractures ? Le grand « rêve chinois » (zhongguo meng) rencontre-il des obstacles en se heurtant à des résistances, le plus généralement passives, mais parfois plus violentes ?
Il est en effet facile de trouver un bouc-émissaire et le risque est, je crois, que l’Europe emboîte le pas dans cet affrontement que Washington entend mener contre Pékin. Nous devons raison garder et définir une voie autre que celle de la confrontation. Cette voie peut être celle que l’Europe doit porter même si nous devons être vigilants à l’égard de Pékin et de son régime qui a menti sur le nombre réel de victimes en Chine même et a tu la gravité de cette pandémie naissante en tentant de stipendier l’OMS et son directeur, entre autres exemples. Les pays musulmans de l’Asie centrale et l’Afpak sont sujets à des ressentiments antichinois récurrents et bien plus anciens que la pandémie. Cette dernière a accéléré une tendance observable partout dans le monde: la Chine inquiète et son image s’est considérablement dégradée. Plus que tout, ce « grand rêve chinois » vire au cauchemar pour les Ouïgours, nous l’avons dit, mais aussi pour un nombre important de musulmans dont l’idéal de vie et la foi sont incompatibles avec le matérialisme pur que promeut le régime chinois. L’explosion urbaine et la spéculation immobilière dont on voit les effets catastrophiques en Chine même agissent comme des contre-modèles qu’aucun pays, musulman ou non, n’entend en réalité adopter.
L’art et la culture sont-ils les enjeux mémoriels et politiques et les clés de la compréhension et des relations entre la Chine et l’islam ?
Absolument. Je pense que toute une réflexion doit être menée en histoire des relations internationales à travers le monde des objets et de leurs symboles. Toute une première partie du livre porte d’ailleurs sur l’histoire tributaire des relations entre la Chine et sa périphérie devenue musulmane par l’échange de jade, de soie ou de chevaux. C’est une autre grammaire qui s’offre à nous et qui permet d’accéder à l’imaginaire des peuples par la sensibilité. L’identité des Etats s’est construite autour de ces sensibilités et nourrissent sous la forme de discours, de postures la conduite de leurs dirigeants. Et puis l’héritage de ces civilisations est tel que l’Europe continue de s’en inspirer. Voyez Matisse et sa trilogie marocaine ou, plus tard, ses motifs floraux lointainement inspirés de la Chine voire de la Polynésie. Simon Hantai en a poursuivi l’esprit et d’autres artistes viendront après eux. Je ne suis pas aussi sûr de dire avec Paul Valéry que les civilisations sont mortelles. Au contraire, elles se survivent et se transforment.
Propos recueillis par Atlantico.