18.11.2024
Indo-Pacifique: « c’est toute une architecture de sécurité basée sur le multilatéralisme qui est mise en péril »
Presse
24 septembre 2021
Il n’apporte pas de modification sur le fond, dans le sens où il ne fait que conforter l’idée d’une Guerre Froide imposée – par Washington – dans cette partie du monde. Mais c’est, en revanche, un événement majeur car il montre la nature de cette compétition, et provoque un
risque de course aux armements. La Chine pourrait répondre par des manœuvres similaires, sachant que Pékin compte aussi des partenaires dans la zone. Idem concernant la physionomie des ventes d’armes. Ces dernières sont évidemment traditionnellement associées aux accords stratégiques et aux « convergences » des puissances. Mais dès lors que les intérêts nationaux viennent bousculer le principe même des partenariats et porter atteinte à des pays alliés, c’est toute une architecture de sécurité basée sur le multilatéralisme qui est mise en péril. L’administration Trump fut souvent accusée de causer du tort au multilatéralisme, mais c’est bien Joe Biden qui lui porte un coup sévère.
Peut-on imaginer que d’autres pays, comme l’Inde sur laquelle Washington compte beaucoup, puissent suivre le même chemin que l’Australie?
C’est clairement le souhait de l’administration Biden, qui voit dans la stratégie Indo-Pacifique un alignement sur la vision de Washington – et donc une relation avec des vassaux, et non des alliés -, et y associe des acquisitions de systèmes d’armes « opérationnels », c’est-à-dire de conception et fabrication américaines. Si l’Inde veut être considérée comme un partenaire de Washington en Indo-Pacifique, il lui faudra suivre la même voie, et le gouvernement de Narendra Modi n’y est sans doute pas insensible. Il s’agirait cependant pour New Delhi, comme pour d’autres pays, notamment d’Asie du Sud-Est tels que Singapour, le Vietnam, les Philippines ou l’Indonésie, d’un très mauvais
calcul. Car en se pliant aux exigences de Washington, c’est leur souveraineté dans leur propre région qui est menacée. Les pressions de Pékin et de Washington existent, mais la solution n’est certainement pas de s’aligner sur l’un ou l’autre.
Bien que les trois pays de l’Aukus se soient gardés de désigner la Chine comme « cible », il ne fait aucun doute que Pékin est la principale motivation de cet accord. Que peut-il avoir comme conséquences à court et moyen terme?
Il est fort probable que Pékin réponde par des pressions sur ses partenaires, et par des mesures de rétorsion qui pourraient frapper, dans un premier temps, l’Australie. Si la Chine est clairement visée par ces manœuvres, elle devrait paradoxalement en sortir grand vainqueur : dans cette crise, elle ne perd pas de partenaire, mais voit le concept d’Indo-Pacifique qui lui est opposé perdre toute sa substance. C’est
là le plus grave et le plus ridicule. En pensant solidifier son front antichinois, Washington lui porte à l’inverse un coup sévère, et offre à Pékin une certaine légitimité pour y répondre. Dans le même temps, cette opération révèle l’obsession chinoise de Washington, qui peut être comprise aux Etats-Unis, mais ne doit pas nécessairement être entendue de la même manière dans le reste du monde. C’est d’ailleurs en ce sens que la diplomatie européenne devrait affirmer sa souveraineté et son indépendance par rapport à cette bipolarité imposée et anachronique.
Taïwan bénéficie d’une attention particulière de la part des Etats-Unis depuis quelques mois en termes de ventes d’armes. L’AUKUS va-t-il modifier cette approche ?
Le nœud sécuritaire taïwanais dépend toujours de la relation bilatérale Pékin-Washington, dont il est très difficile pour Taipei de s’émanciper, en particulier dans un contexte de tensions avec la Chine et face à un déséquilibre militaire désormais considérable. Le discours américain ne changera pas – pas plus que celui de Pékin – et le besoin pour Taipei de s’en remettre aux accords stratégiques avec les Etats-Unis ne bougera pas non plus. Mais derrière ce statu quo, quelle est la marge de manœuvre de Taïwan ? Ce ne sont pas des ventes d’armes supplémentaires qui protégeront de façon durable les Taïwanais, la Chine pouvant toujours pratiquer la surenchère. Celle-ci peut provoquer un dilemme sécuritaire, celui-ci n’étant jamais facteur d’équilibre. Ajoutons à cela que les garanties apportées par Washington ne reposent au final que sur son bon vouloir. Bref, cette crise révèle une fois de plus le besoin pour Taïwan de s’appuyer sur d’autres alliés, et pas exclusivement sur les Etats-Unis.
Propos recueillis par Claude Leblanc pour l’Opinion.