L'édito de Pascal Boniface

« Le milieu des mondes » – 4 questions à Jean-Pierre Filiu

Édito
27 septembre 2021
Le point de vue de Pascal Boniface
Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po (Paris). Spécialiste incontournable de la région, il répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Le milieu des mondes. Une histoire laïque du Moyen-Orient de 395 à nos jours » aux éditions du Seuil.

 

Selon vous, les guerres au Moyen-Orient, fréquentes, ont rarement opposé des blocs cohérents en termes d’appartenance religieuse ou ethnique…

Mon livre couvre en effet un millénaire et demi d’histoire moyen-orientale durant lequel la fréquence des conflits ne s’est pas forcément accompagnée de la cohérence des forces ou des coalitions qui s’y affrontaient. Je rappelle que les deux monothéismes d’État qui régissaient l’empire romain d’Orient, chrétien, d’une part, et la Perse sassanide, zoroastrienne, d’autre part, ont coexisté durant près de deux siècles avant de s’entredéchirer au début du VIIème siècle. Ces deux empires sortent de ce cycle de guerre tellement affaiblis qu’ils ne peuvent résister, ni l’un ni l’autre, à la formidable poussée des combattants de l’Islam, venus d’Arabie. Mais le premier califat islamique règne, avec la dynastie omeyyade, de 661 à 750 à Damas, sur un Moyen-Orient dont la population reste majoritairement chrétienne. Quant au califat qui lui succède à Bagdad, avec les Abbassides, il est, malgré son sunnisme proclamé, sous la tutelle d’émirs chiites de 945 à 1055. Le califat concurrent qui lui fait face au Caire, avec les Fatimides, a beau être issu d’une dissidence du chiisme, il respecte le sunnisme de la majorité écrasante de la population. Quant aux Croisades, une fois Jérusalem conquise en 1099, elles livrent le Moyen-Orient à des affrontements entre des alliances mêlant souvent Chrétiens et Musulmans dans chacun des deux camps. Et la Quatrième Croisade dévaste la très chrétienne Constantinople en 1204, creusant le fossé entre Chrétienté d’Occident et d’Orient bien plus que toutes les controverses théologiques. Je pourrais multiplier les exemples, au risque de lasser. L’essentiel est d’accepter que le prétendu « choc des civilisations » n’est qu’un mythe qui ne résiste pas à l’étude de l’histoire sur la longue durée.

Vous écrivez que les peuples arabes représentent depuis 1990 l’angle mort du Moyen-Orient américain…

Mon dernier chapitre s’intitule en effet « Vie et mort du Moyen-Orient américain » et couvre la période de 1990 à 2020. Le grand dessein hégémonique de George H. Bush vise à construire un « nouvel ordre mondial » à partir du Moyen-Orient et de la guerre contre l’Irak de 1990-91. Mais, une fois le Koweït libéré, les États-Unis laissent cyniquement Saddam Hussein massacrer la population qui avait cru aux promesses américaines d’une fin de la dictature. Son fils George W. Bush envahit l’Irak en 2003 pour l’occuper durablement, en imposant un système de répartition du pouvoir à la fois communautaire et milicien, qui nie la réalité du peuple irakien, avec les résultats catastrophiques que l’on sait. Au même moment, il se range aux côtés d’Ariel Sharon contre le peuple palestinien. Quant à Obama, après l’envolée lyrique de son discours du Caire, en 2009, il ne raisonne plus qu’en terme de régimes, assimilés à des États, plutôt qu’en fonction des peuples, jusqu’à abandonner, en 2013, le peuple égyptien à la dictature du futur maréchal Sissi et le peuple syrien aux bombardements chimiques de Bachar al-Assad. Mais ce déni des peuples arabes invalide aussi ce dessein impérial puisque « l’accord du siècle » de Trump en 2020 échoue sur le refus du peuple palestinien de cautionner une telle capitulation, marquant ainsi, selon moi, la fin du « Moyen-Orient américain », et ce bien avant la chute de Kaboul aux mains des talibans.

L’intervention de la Russie en Syrie est-elle la version russe de la guerre globale contre la terreur ?

Je le crois en effet, avec les limites d’une puissance russe qui n’a pu mener en Syrie qu’une « guerre du pauvre ». Elle y a assuré la couverture aérienne de combats menés au sol, moins par l’armée d’Assad que par les milices pro-iraniennes, Hezbollah libanais en tête. Mais Poutine, en annonçant à la tribune de l’ONU, en 2015, son intervention en Syrie, développe une doctrine aussi cohérente que celle de la « guerre globale contre la terreur », argumentée par George W. Bush, déjà devant l’ONU, en 2002. Dans les deux cas, une hydre multiforme dénommée « terrorisme » doit être combattue sans relâche, pour promouvoir la démocratie selon Bush, pour défendre les régimes en place selon Poutine. Dans les deux cas, les droits des peuples concernés sont niés, car les régimes alliés de Washington ou de Moscou sont encouragés à dénoncer l’ensemble de leur opposition, même civile, comme « terroriste ». Dans les deux cas, cependant, il s’avère plus facile de gagner la guerre que de construire la paix. Le Kremlin s’est en effet révélé incapable d’obtenir la moindre concession d’Assad, même si elle aurait permis de ravaler la façade de la dictature, une fois la victoire militaire consommée. D’où l’instabilité persistante en Syrie et le blocage de tout processus politique, malgré les velléités de Moscou.

Selon vous, la France accorderait la priorité aux principes de protection (des minorités) sur le droit à l’autodétermination (des peuples), ce qui conduit à privilégier le despotisme d’un supposé protecteur sur toute forme de souveraineté populaire…

Je dirais moins la France que le débat en France qui s’inscrit dans une longue histoire. En 1920, la IIIème République, malgré sa laïcité proclamée, crée pour ses « protégés » chrétiens le Grand-Liban, tout en charcutant la Syrie en cinq entités, dont un « État des alaouites » et un « État des druzes ». Ce confessionnalisme à la française va donc bien au-delà des « minorités chrétiennes » pour dissoudre le nationalisme arabe dans un conglomérat de communautés. Mais il est frappant de voir le pape François privilégier aujourd’hui le concept de « citoyenneté » au détriment de celui de « minorités », qu’il juge discriminatoire. Je mets d’ailleurs en exergue de mon ouvrage une citation de l’écrivaine libanaise Dominique Eddé, selon qui « aucune minorité ne sera protégée, à l’avenir, si elle ne s’inscrit pas dans un projet politique laïque ». Or les dictateurs, qui se posent volontiers en soi-disant « protecteurs » des minorités, les ont en fait prises en otages pour mieux justifier leur autoritarisme, tout en mobilisant les différents cultes au service de leur seul régime, soit un amalgame qui se situe aux antipodes mêmes de la laïcité.

 
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