04.11.2024
L’IRIS, sous influence chinoise ?
Édito
23 septembre 2021
- « (…) le « Forum de Paris sur l’initiative “la ceinture et la route” », coorganisé depuis 2017 par l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et l’ambassade de Chine en France, qui fait une présentation laudative du récit chinois des Nouvelles routes de la soie. »
- « Systématiquement introduites par une allocution de l’ambassadeur de Chine en France, ces journées où, selon un observateur, « toute critique a été soigneusement étouffée », visent « surtout à communiquer pour apaiser les peurs autour de ce gigantesque plan lancé en 2013 par le président chinois, Xi Jinping. »
- « Plusieurs chercheurs « soulignent l’apparente “docilité” des intervenants lors de ces conférences et questionnent une possible “mise sous influence de Pékin” de l’institut. »
- « (…) il est évident que, du point de vue de l’ambassade, un événement comme le « Forum de Paris sur l’initiative “la ceinture et la route” » sert d’abord la promotion des routes de la soie en France, en donnant au passage le sentiment au public français que la Chine accepte de débattre de sa politique étrangère. De cette manière, ce type d’action permet de renforcer l’image positive de la Chine. »
- « Cette série d’événements ne sont pas les seuls dans lesquels l’IRIS interagit avec l’ambassade de Chine. Comme nous le verrons, Pascal Boniface, directeur de l’IRIS et, dans une moindre mesure, Barthélémy Courmont, directeur de recherche à l’IRIS, participent par ailleurs à des événements organisés par ou avec l’ambassade de Chine ou des agences du Parti. »
- « D’autre part, Pékin exploite aussi des relais locaux qui peuvent être eux-mêmes des think tanks, avec trois cas de figure : les partenaires ponctuels servant de caisse de résonance sur les marchés des idées locaux (comme le fait l’IRIS avec son « Forum de Paris sur l’initiative “la ceinture et la route” », coorganisé avec l’ambassade de Chine), les alliés de circonstance qui diffusent les récits chinois de manière régulière (comme le fait, en France également, la Fondation Prospective et Innovation) (…) »
Ces accusations sont assorties de commentaires plus modérés à la fin de l’entrée du rapport consacrée à l’IRIS :
« En dépit de tout ce qui précède, il est important de noter que l’IRIS publie aussi parfois des notes moins favorables à la Chine. La structure semble maintenir un relatif pluralisme et Boniface comme Courmont savent aussi se montrer critiques de Pékin. D’ailleurs, Boniface a publiquement défendu Valérie Niquet lorsqu’elle a annoncé être poursuivie pour diffamation par Huawei en novembre 2019, et Antoine Bondaz lorsqu’il a été attaqué par l’ambassade de Chine en mars 2021– ce qui, si l’on en croit Libération, pourrait avoir conduit l’IRIS à réévaluer sa relation avec l’ambassade. »
Cela permet au directeur de l’IRSEM Jean-Baptiste Jeangène Vilmer de déclarer, dans un communiqué répondant à celui publié par l’IRIS lundi 20 septembre, que les passages du rapport concernant de l’IRIS sont équilibrés et des éléments positifs sont également évoqués. Cette réaction est aussi crédible que celle des Américains, déclarant, après la rupture du contrat australien, que la France est un partenaire important pour les États-Unis.
On peut se demander pourquoi, dans les premières réactions médiatiques au rapport, notamment dans Le Monde et France Inter, seules les attaques ont été relayées et pas cette contre-indication. Quels sont les éléments qui ont été fournis aux journalistes – ont-ils eu le temps de lire les 600 pages du rapport ? Sans doute seulement les éléments à charge.
Par ailleurs, les propos de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer me disant qu’il ne pouvait pas m’envoyer le rapport puisque cela revenait à le transmettre directement sur le bureau à l’ambassade de Chine en France et de son co-auteur, Paul Charon, qui déclarait sur France Inter que l’IRIS faisait partie de ces organismes qui « véhiculent les matériels narratifs fournis pas l’ambassade », montre bien le fond de leur pensée. J’ai dit par téléphone à Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, en m’étonnant de ses méthodes, que je ne me laisserai pas faire. Il s’en insurge, il doit estimer normal de pouvoir jeter l’opprobre sur une institution sans que celle-ci ne puisse répondre. C’est significatif.
Le lecteur du rapport, s’il n’a pas d’autres informations, hésitera à cataloguer l’IRIS comme complice actif ou idiot utile.
La mansuétude finale du rapport de l’IRSEM à notre égard peut en fait être interprétée comme une habilité peu bienveillante. L’IRIS est lavé du soupçon d’être un agent d’influence au service de la Chine. L’auteur du rapport peut ainsi dire qu’il est équilibré. Mais dans ce cas, pourquoi nous avoir réservé une telle place – notamment dans le sommaire – et être resté muet à propos des autres think tanks qui ont également des relations avec les autorités chinoises et reçoivent des officiels chinois ? L’IRIS est-il le seul think tank à avoir donné la parole à des officiels chinois ? Pourquoi l’IRIS est-il le seul visé ? Les autres organisations ont-elles des positions institutionnelles plus puissantes ? Ou l’IRIS a-t-il des positions indépendantes qui agacent ?
D’ailleurs, à l’été 2020, l’ambassade de Chine a contacté l’IRIS pour recevoir et tenir une réunion autour du ministre des Affaires étrangères chinois en déplacement en Europe. N’ayant de garantie de pouvoir organiser ceci de manière suffisamment contradictoire, nous avons décliné. Un think tank qui n’est pas cité dans le rapport a organisé cette réunion.
Ce rapport pose plusieurs problèmes de fond. Quand on met en cause de cette manière un think tank, la rigueur scientifique exige de demander confirmation ou infirmation des arguments portés. Cela n’a pas été le cas. Curieuse méthode sur le plan scientifique.
Mais ce rapport est avant tout politique et son objet est politique.
L’enjeu est de savoir s’il est possible ou non d’avoir des relations avec des structures chinoises comme avec d’autres pays, ou s’il y a un tabou concernant ces dernières. On voit bien qu’il y a là un clivage entre ceux qui voudraient entretenir un dialogue critique avec la Chine et ceux qui pensent qu’il ne faut en aucun cas déjeuner avec le diable, la cuillère n’étant jamais assez longue. Cette dernière vision occidentaliste est très en cours intellectuellement à Washington. Ce n’est pas la position européenne ni la position française.
Pour les occidentalistes, la Chine est un danger majeur, tout contact est forcément une compromission. Ce type de vision du monde a conduit à un certain nombre de catastrophes. Ce qui est surtout grave, c’est qu’au nom de la défense des libertés, il faut censurer, délégitimer et empêcher de paroles ceux qui ne sont pas d’accord. Il s’agit d’inciter à mettre fin à tout contact, sauf à être accusé d’être un avocat du régime.
Cela me rappelle que ceux qui étaient opposés à la guerre d’Irak en 2003 étaient traités de « suppôts de Saddam », ou d’« adorateurs de dictateurs ».
Tous les pays ont une diplomatie d’influence, y compris la France. La Chine en a donc une, comme son rival américain – qui jouit d’ailleurs d’une diplomatie d’influence bien plus puissante et ancienne par ailleurs et qui peut parfois s’opposer aux intérêts français. Le sujet d’une future étude ?
Comme le dit le rapport, nous avons effectivement organisé trois événements sur les routes de la soie en coordination avec l’ambassade de Chine, l’un en 2017 et deux en 2019, auxquels participaient, dans les mêmes proportions, des intervenants français et chinois. Le projet était encore mal connu en France et étant donné l’importance qu’il revêtait, il nous paraissait utile d’organiser un débat sur la question. Contrairement aux affirmations du rapport de l’IRSEM, les interventions n’ont pas été le simple relais du discours chinois. Dire comme il est écrit dans le rapport que les participants ont fait une présentation laudative du récit chinois des nouvelles routes de la soie est mensonger.
Dans son allocution d’ouverture, le président de l’IRIS, Alain Richard, évoquait la question du déséquilibre économique des accords inégaux initiés par la Chine avec certains États, et du risque de surendettement de ses partenaires dans le cadre du projet des nouvelles routes de la soie. En conclusion, Hubert Védrine déclarait : « La route de la soie, les immenses investissements, ce que cela va entraîner, n’est pas si simple. On voit bien que certains pays, en théorie bénéficiaires des grands projets de la route de la soie, commencent à en discuter les conditions (…) Il y a quand même une dimension de puissance dans un rapport inégal : inégal compte tenu de la puissance gigantesque de la Chine aujourd’hui et demain. La réponse automatique sur ce sujet est qu’il n’y a pas de problème, qu’il s’agit d’un partenariat : ce serait bien que ce soit un partenariat naturellement. »
J’ai pour ma part insisté sur les différences de régime politique, le fait que ces routes de la soie devaient être mutuellement bénéfiques – et non aux seuls intérêts de la Chine – et soulevé également la question du poids de la dette pour les pays partenaires.
Peut-on penser que des personnalités comme Enrico Letta, doyen de l’école des Affaires internationales de Sciences-po et ancien Premier ministre italien, Pierre Buhler, président de l’Institut français, Laurent Stefanini, ambassadeur délégué permanent de la France auprès de l’UNESCO, Yves Bertoncini, président du Mouvement Européen-France, Christian Cambon, sénateur et président de la Commission des Affaires étrangères du Sénat, Elvire Fabry, chercheuse senior de l’Institut Jacques Delors, Angélique Palle, chercheuse à l’IRSEM, Sebastien Jean, le directeur du CEPII ou encore Pascal Airault de L’Opinion, qui ont participé aux différentes éditions, sont des personnalités qui relaient un discours chinois ?
Le rapport évoque également ma participation, pour me la reprocher, au forum de la Fondation pour la Prospective et l’Innovation (FPI) que préside Jean Pierre Raffarin. L’ancien Premier ministre serait-il déclaré infréquentable ? On reproche la présence de Kishore Mahbubani à ce forum : il est certain que ce Singapourien ne reprend pas les thèses occidentales, mais il s’agit d’un des géopolitologues les plus influents au monde. Il n’est pas infréquentable.
Signalons au passage la participation – qui n’est pas mentionnée dans le rapport – à ce colloque de Bruno Le Maire et Edouard Philippe, qui ne sont pas connus pour être des thuriféraires de Pékin.
Pour répondre aux autres accusations contenues dans le rapport, il est exact qu’a été publiée sur la collection Asia Focus, hébergée sur le site de l’IRIS, une note de Sonia Bressler sur le China bashing. Je ne vois pas en quoi cette opinion devrait être interdite ; elle est peut-être une partisane acharnée de Pékin, comme l’écrit le rapport, comme d’autres sont ses adversaires déclarés. Son texte énumère les très nombreux articles très critiques à l’égard de la Chine parus dans les médias français. Mais il s’agit d’un article sur 166 !
Mais il y a surtout dans cette collection pléthore d’articles qui déplairaient à Pékin sur Taïwan, les Ouïgours, le Tibet, Hong Kong. Sur les 27 derniers articles parus dans la collection Asia Focus depuis le texte de Bressler, 12 sont ouvertement critiques de la Chine. Citer Asia Focus comme étant un relais de propagande de Pékin est donc tout simplement de la désinformation. Faut-il rappeler que Barthélémy Courmont, qui co-dirige cette collection, est marié à une Taïwanaise, que ses filles sont taïwanaises et qu’il y a vécu sept ans, et qu’il a régulièrement accompagné des missions parlementaires taïwanaises en France ? L’idée de la collection est de proposer une vue d’ensemble des débats et défis stratégiques propres à la zone asiatique. L’IRIS, dans sa mission d’animateur du débat public et de centre de recherche indépendant, se doit donc de représenter des opinions et points de vue divers.
Les travaux de l’IRIS sont à la disposition de tous. Il suffit de s’y référer pour comprendre que les insinuations malveillantes de ce rapport de l’IRSEM ne sont pas conformes à la vérité.
Lorsque l’IRIS organise un débat sur la Chine, tous les points de vue, y compris les plus critiques, sont représentés. Lors de la 9e édition des Géopolitiques de Nantes des 24 et 25 septembre, se tiendra une table ronde sur la thématique « Les défis de la puissance chinoise » à laquelle participeront Sylvie Bermann, Antoine Bondaz, Barthélémy Courmont et Agnès Gaudu, que j’animerai. Nous voulons justement à chaque fois, sur l’ensemble des thématiques, mais également s’agissant de la Chine, un débat contradictoire sans pour autant participer au China bashing. Nous partons du constat que le monde est à la fois divers et complexe, qu’il n’y a pas que des démocraties, mais que si l’on veut l’améliorer, il faut partir du monde tel qu’il est, et non pas que tel qu’on le rêve. La plupart des progrès ont été faits par le dialogue et non par l’exclusion et la diabolisation. Nous ne pensons pas que dialoguer est forcément se soumettre, négocier, s’abaisser, ni que comprendre c’est légitimer.
L’indépendance et la liberté de ton de l’IRIS peuvent agacer. Justement, nous n’avons jamais cédé à aucun groupe de pression malgré les multiples campagnes visant à mettre en cause l’intégrité de l’institut. Mais le public qui nous suit, de plus en plus nombreux, nous est justement reconnaissant de cette liberté. Et il sait faire la différence. Les chercheurs de l’IRIS s’expriment en toute liberté. Jamais il ne leur a été demandé de modifier une position pour ne pas se fâcher avec une autorité ou un partenaire. Il n’y a ni censure ni autocensure.
Il y a comme un air de calomnie, une stratégie du soupçon. Après ce rapport de l’IRSEM, des gens de bonne foi peuvent désormais penser que l’IRIS est un relais d’influence chinoise, du fait d’événements qui par ailleurs sont antérieurs au durcissement de la diplomatie chinoise. S’agit-il d’une stratégie de dénigrement pour faire taire des voix discordantes ?
Chacun peut voir que les tensions montent entre Washington et Pékin et que cette rivalité sera l’axe majeur des questions stratégiques pour les années qui viennent. Il est important pour l’Europe et la France de conserver sur ce sujet une position autonome et de ne pas se contenter d’adhérer globalement aux thèses américaines.
La France et l’Europe ont maintes divergences avec la Chine, mais la lutte pour la suprématie mondiale entre Pékin et Washington, qui, hélas, se fait de plus en plus confrontation, renforce la nécessité de ne pas se faire le relais d’une croisade et de résister au climat maccarthyste qui s’installe, dans lequel celui qui n’est pas d’accord avec vous n’est pas un contradicteur, mais un ennemi qu’il faut abattre. Nous sommes en compétition, pas en croisade.
Du temps de la guerre froide, les think tanks français avaient des relations avec leurs homologues soviétiques sans nécessairement être accusés de rouler pour Moscou. La situation serait-elle pire aujourd’hui ?
Le fait qu’un think tank étatique puisse se faire indirectement l’arbitre des élégances du monde de la recherche en jetant l’opprobre sur des think tanks privés, accusés directement ou indirectement de travailler pour une puissance étrangère, est un procédé courant.
Dans une démocratie, je me demande si ce n’est pas une première.