12.11.2024
Avec la crise des sous-marins, « la France a fait les frais de la conflictualité entre les Etats-Unis et la Chine »
Presse
20 septembre 2021
Comment interprétez-vous le revirement stratégique de l’Australie au profit d’une alliance avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, et qui a entraîné l’abandon du contrat de sous-marins avec Naval Group ?
Même si cela comprend des aspects technologiques avec l’achat de sous-marins à propulsion nucléaire, cette décision est d’abord de nature politique et vise très clairement la Chine. Pékin a d’ailleurs réagi et exprimé son inquiétude quant à cette initiative. Les autorités chinoises n’avaient pas réagi aussi vivement quand Canberra avait fait le choix en 2016 de sous-marins de conception française, pourtant bien plus performants que les sous-marins dont disposaient alors la Royal Australian Navy. A défaut de basculement, la constitution de cette nouvelle alliance marque une évolution stratégique majeure dans la région indo-pacifique.
Qu’est-ce qui a changé depuis 2016, quand l’Australie fait le choix d’un partenariat stratégique avec la France ?
Au moment de la signature du contrat avec Naval Group en 2016, l’Australie était encore dans une position relativement équilibrée vis-à-vis de la Chine. Depuis, la situation s’est tendue entre les deux pays, avec des mesures de rétorsion économique réciproques, notamment après que l’Australie a soutenu l’enquête internationale sur les origines du coronavirus en Chine…
Les Australiens sont donc plus inquiets, et veulent des garanties de sécurité plus importantes vis-à-vis de leur puissant voisin. Cela coïncide avec les intérêts des Américains, qui cherchent à constituer véritablement une alliance de sécurité contre la Chine. Ils avaient échoué au dernier sommet de l’OTAN. Ils avaient dû notamment faire face à la position équilibrée de la France et l’Allemagne qui ne souhaitent pas se lancer dans une croisade militaire avec la Chine.
Concernant le ralliement des Britanniques à cette alliance, on peut le lire comme un des effets du Brexit. Leur politique de Global Britain est de plus en plus calée sur les Etats-Unis, car ils n’ont pas les moyens de conduire véritablement une politique internationale indépendante. C’était également une bonne occasion pour eux de se montrer comme le meilleur allié des Etats-Unis et de développer leurs exportations dans le domaine de la marine.
Naval Group fait les frais de cette nouvelle donne géopolitique et perd le contrat des sous-marins australiens. Les enjeux économiques ont-ils pesé ?
L’abandon du contrat confié à Naval Group est à mon sens plus une conséquence de cette décision stratégique, que la cause. L’accord Etats-Unis, Australie et Grande-Bretagne tue la tentative de partenariat stratégique française dans la région indo-pacifique. D’où la violente réaction de Jean-Yves Le Drian et Florence Parly [respectivement ministres des Affaires Etrangères et des Armées, ndlr].
Le lancement d’un nouveau programme de sous-marins à partir d’une solution américaine permet de matérialiser ce partenariat stratégique trilatéral Etats-Unis, Australie et Royaume-Uni. Il ne faut toutefois pas négliger la dimension commerciale de cet épisode. Tout en étant alliés les Etats-Unis le Royaume-Uni et la France sont engagés dans une compétition commerciale et industrielle et la France en a fait les frais.
La proposition américaine d’une propulsion nucléaire pour les sous-marins a-t-elle été un facteur décisif dans la rupture du contrat avec Naval Group ?
Cela marque en tout cas un revirement de la part des Etats-Unis. Jusqu’à nouvel ordre, ceux qui interdisent la vente de technologie nucléaire dans les sous-marins, ce sont les Etats-Unis. D’ailleurs, comme les Britanniques, ils n’ont jamais exporté de sous-marins, car ils ne fabriquent que des sous-marins à propulsion nucléaire. Les Etats-Unis avaient même vivement protesté quand la France s’était engagée à aider le Brésil à développer un sous-marin à propulsion nucléaire. Cette décision d’exporter un savoir-faire nucléaire dans un cadre militaire avait d’ailleurs fait l’objet de vifs débats en France.
Comment pensez-vous que les partenaires européens de la France vont réagir ?
C’est une vraie question. A travers cet épisode, les Américains ont montré qu’ils n’écoutaient pas leurs alliés européens et continuaient de prendre des décisions de manière unilatérale. Ils ont montré aussi qu’ils étaient prêts à nous marcher dessus pour faire prévaloir leurs intérêts de sécurité. C’est quelque chose que nous devons faire comprendre à nos partenaires européens en leur expliquant que si c’est la France qui en a souffert aujourd’hui, demain cela pourrait être leur tour.
Est-ce que Naval Group pourrait être fragilisé par la perte de son plus gros contrat signé à l’exportation ?
Je ne pense pas qu’il y ait de menaces majeures pour Naval Group à court terme. D’une part, l’industriel bénéficie d’un fort niveau de commandes au profit de la Marine nationale, avec les programmes de sous-marins Barracuda, de frégates de défense et d’intervention, mais également avec les travaux de conception pour les sous-marins SNLE et le porte-avions de nouvelle génération…
L’abandon du contrat australien représente toutefois une perte significative. Il apportait une visibilité sur le long terme et un plan de charge garanti à l’exportation sur 20 ans environ. Cela constituait donc une sacrée sécurité. L’industriel perd cette sécurité et c’est problématique. N’oublions pas que c’est également problématique pour les PME partenaires de Naval Group qui avaient décidé de s’implanter en Australie.
A-t-on idée des compensations auxquelles peut prétendre Naval Group pour la rupture unilatérale du contrat ?
Ces compensations sont inscrites dans les contrats d’armement qui sont tenus par le secret commercial. La presse locale a toutefois évoqué un montant pour les contribuables australiens de 400 millions de dollars australiens [soit environ 250 millions d’euros, ndlr].
Quelles leçons tirer d’un tel échec ?
La première conséquence est politique. Depuis plusieurs années, on sentait monter ce risque de conflictualité avec les Etats-Unis sur la question chinoise. Et l’élection de Joe Biden n’a pas changé la donne en la matière. On ne mesurait pas toutefois que la France pourrait en faire les frais de cette manière.
C’est aussi l’occasion pour la France de faire passer des messages à ses partenaires européens. Tout d’abord, la nécessité d’identifier quels sont leurs intérêts de sécurité et ceux des Etats-Unis et voir les implications en cas de différence. Ensuite, il faut rappeler le devoir de sécurité et de responsabilité de l’Europe vis-à-vis de ses citoyens. Ou dit plus simplement : pour assurer notre sécurité, il va bien falloir nous débrouiller nous-mêmes.
Propos recueillis par Hassan Meddah pour Usine nouvelle.