12.11.2024
Échec de l’OTAN en Afghanistan : de nouveaux horizons pour la politique européenne de sécurité et de défense ?
Interview
6 septembre 2021
Le retrait d’Afghanistan par l’OTAN rebat les cartes des relations transatlantiques en matière de politique de sécurité et de défense. Les Européens doivent aujourd’hui s’interroger sur l’avenir de cette relation et ses conséquences. La chute de Kaboul semble ainsi être le marqueur de nouveaux défis pour les Européens. Le point avec Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’IRIS.
L’échec de l’OTAN en Afghanistan est-il de nature à faire progresser l’Europe de la défense ?
Depuis 2003, l’OTAN était en charge d’une mission de stabilisation en Afghanistan sous mandat des Nations unies, la Force internationale d’assistance à la sécurité (ISAF), à laquelle a succédé en 2014 une mission de formation de l’armée afghane, l’opération Resolute Support. Pour bien appréhender la situation, il faut revenir sur le contexte historique. Dès 2001 et la chute du pouvoir taliban, conséquence de l’intervention américaine en Afghanistan ayant suivi les attaques du 11 septembre 2001, deux missions se superposent. Il y a d’un côté celle de l’ONU, avec l’ISAF, qui vise à stabiliser le pays ; de l’autre, une opération contre-terroriste conduite par les Américains qui continuent la lutte contre Al-Qaïda avec notamment la chasse de Ben Laden, abattu par les Américains au Pakistan en 2011. La mission de l’ISAF commence dès janvier 2001. Elle est à l’origine concentrée sur Kaboul et 40 km autour de la capitale. Elle sera étendue en août 2003 à l’ensemble du territoire afghan et l’OTAN prend alors en charge cette opération qui était conduite depuis 2001 sous le commandement d’un pays avec un système de rotation tous les 6 mois.
À partir de 2003, le commandement de l’ISAF dirigé par l’OTAN sera toujours assuré par un général américain qui cumulera ce poste avec celui de commandant de l’opération contre-terroriste américaine en Afghanistan. Par ailleurs, les Américains fourniront toujours la majorité des troupes de l’ISAF, notamment après le surge de 2009 décidé par Barack Obama. De ce fait, la stratégie tant politique que militaire de l’OTAN en Afghanistan sera en réalité toujours élaborée à Washington et non à New York, siège de l’ONU, ni à Bruxelles, siège de l’OTAN. Il était difficile pour les Européens d’influer sur cette stratégie, car leur engagement militaire était très inférieur à celui des Américains. Mais, il faut bien admettre qu’ils n’ont pas réellement cherché à le faire. Seuls les Français ont tenté de s’opposer en 2003 à l’extension de la mission de l’ISAF à l’ensemble de l’Afghanistan, conscients du risque de confusion de la mission de l’ISAF avec l’opération contreterroriste américaine à laquelle nous contribuions par ailleurs à cette époque.
Dès lors, la mission de stabilisation de l’OTAN sous mandat des Nations unies a glissé de fait vers une mission de soutien au pouvoir en place face aux Talibans qui poursuivaient leur propre objectif de reconquête du pouvoir indépendamment des objectifs d’Al-Qaïda. Dès le début des années 2010, on savait que cette guerre n’était pas gagnable et le retrait des troupes françaises d’Afghanistan fut même une des propositions principales du candidat François Hollande à l’élection présidentielle de 2012. Le retrait français n’a en réalité précédé que d’un an la fin de l’opération de l’ISAF en 2014.
L’échec de l’OTAN était donc consommé dès 2014. À cette époque, le pouvoir afghan n’est pas stabilisé et l’OTAN va maintenir une mission de formation de l’armée afghane pour continuer la lutte contre les Talibans toujours invaincus. Il s’agit de l’opération Resolute Support, d’ailleurs maintenue en partie pour masquer l’échec de l’ISAF. Elle comptait 10 000 hommes issus des troupes de l’OTAN au début de l’année 2021, dont 2 500 américains, à mettre en rapport avec les 140 000 hommes de troupe dont 90 000 américains en 2010 après le surge américain.
Enfin, ces deux dernières années ont vu Donald Trump signer un accord avec les Talibans en février 2020 sans consulter ses partenaires européens ni même associer le gouvernement afghan en place aux négociations. Elles ont ensuite vu Joe Biden annoncer le 12 avril dernier le retrait des troupes américaines d’Afghanistan, toujours sans consultation ses Européens, refusant, à la fin du mois d’août, leur requête de prolonger la période d’évacuation de l’aéroport de Kaboul.
Au vu de ce bilan, il serait donc utile que les Européens s’interrogent sur le rôle de la relation transatlantique dans leur politique de sécurité et de défense, au-delà du refus américain de continuer à prolonger la protection de l’aéroport de Kaboul le temps de l’évacuation des Afghans qui souhaitent quitter ce pays. Ce qui s’est passé était prévisible, car 20 ans de conflit afghan nous ont montré tout à la fois que les intérêts de sécurité des Américains n’étaient pas toujours identiques à ceux des Européens, et que notre faiblesse politique et militaire faisait que nous n’étions pas écoutés par notre partenaire étatsunien. Et, face à cela, l’OTAN n’est que le lieu où se déroule ce dialogue asymétrique entre les deux parties puisque l’OTAN est une alliance militaire.
Le manque d’anticipation des Européens est d’autant plus flagrant que la politique de rapatriement des boys américains qu’avait engagé Donald Trump était populaire aux États-Unis et qu’un Joe Biden difficilement élu en novembre 2020 n’allait certainement pas remettre en cause cette politique : les électeurs américains ont pesé plus de poids que les Européens dans la décision du président élu, mais peut-on au fond le lui reprocher ?
Au final, le défi des Européens ne peut pas se limiter à savoir s’ils sont capables ou non de sécuriser militairement l’aéroport de Kaboul, mais de savoir réinventer une politique de défense et de sécurité qui leur soit propre pour les 50 ans à venir, c’est-à-dire qui prenne en considération le fait que nos intérêts de sécurité ne sont pas toujours identiques à ceux des Américains. Cela ne veut pas dire que les Américains ne sont plus nos alliés, mais qu’il faut arrêter de se mettre la tête dans le sable quand nos intérêts de sécurité divergent de ceux des Américains.
Une force d’entrée en premier européenne autonome, telle qu’elle a été proposée par certains après la chute de Kaboul, aurait-elle permis de remplir cet objectif de protection de l’aéroport de la capitale afghane ?
Le projet de force d’entrée en premier de 5 000 hommes a été proposé par la France avant l’été dans le cadre du processus d’élaboration de la boussole stratégique européenne, qui sera un embryon de livre blanc sur la défense. Les Européens ont besoin de cette capacité tout simplement pour être capables d’accomplir les missions de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Il n’y a donc rien de révolutionnaire dans cette proposition, mais nous en avons besoin pour sécuriser l’aéroport de Kaboul, comme nous en avions déjà besoin auparavant. Il est bon toutefois de la mettre en avant et de la rappeler, car elle peut marquer les esprits. Boussole stratégique, coopération structurée permanente, examen annuel coordonné en matière de défense, Fonds européen de défense : les initiatives européennes foisonnent ces dernières années pour développer une véritable politique européenne de défense, mais il est vrai que leurs dénominations pour le moins peu explicites en font un véritable cauchemar pour les communicants ! Il serait donc bon que les Européens mettent cette initiative en avant après le refus des Américains de maintenir le pont aérien pour évacuer l’aéroport de la capitale afghane après le 31 août. Mais, il ne faut pas non plus se faire trop d’illusions sur l’opportunité d’une telle proposition dans le cas de Kaboul, et ce, pour trois raisons.
La première raison tient à la réalité de l’existence d’une telle force d’entrée en premier : disposons-nous réellement de toutes les capacités militaires nécessaires pour pouvoir évacuer l’aéroport de Kaboul sans l’aide des Américains ? Sommes-nous réellement autonomes en moyens d’observation, de transport aérien militaire, voire de communications ? L’objectif de la proposition française de créer une force d’entrée en premier, c’est déjà de pouvoir disposer de ces capacités militaires de manière autonome.
La seconde raison est que si nous décidions de sécuriser l’aéroport de Kaboul, quels pays décideraient effectivement d’envoyer leurs troupes pour participer à cette mission ? Décider de disposer d’une force d’entrée en premier est un bon point, mais encore faut-il que les États soient prêts à s’engager le moment venu et dans le cas de l’Afghanistan, rien n’est moins certain.
Enfin, et en dernier lieu, l’évacuation de l’aéroport de Kaboul ne pourrait se faire que dans le cadre d’un dialogue avec les Talibans et pas contre eux. Or le problème est qu’aujourd’hui, et l’on en revient au constat initial, les Européens se sont alignés depuis 20 ans sur la politique des Américains en Afghanistan. Donc fondamentalement aujourd’hui pour un taliban, un Européen c’est un Américain, donc un ennemi, mais sans la force militaire qui l’accompagne c’est un interlocuteur peu crédible.
Que peut-on donc attendre des Européens dans les mois qui viennent ?
L’épisode afghan constituera quand même, on peut l’espérer, un évènement qui conduira les Européens à s’interroger sur ce que doit être la Politique européenne de sécurité et de défense et plus largement à s’interroger sur tout l’environnement qui constitue la sécurité des Européens. Les questions d’autonomie stratégique et de souveraineté européenne ne doivent pas être un vœu pieux ou mener à des débats stériles pour savoir si cela est dirigé ou non contre les Américains. Cela doit répondre à deux questions :1/ que peuvent faire les Européens pour renforcer leurs capacités militaires qui seront utilisées soit de manière autonome, soit dans le cadre de l’alliance atlantique ? ; 2/quels sont les intérêts de sécurité qui nous sont propres et quels sont les scénarios de crise dans lesquels nous aurons l’obligation, et non le souhait, d’agir de manière autonome parce que pour diverses raisons nous n’aurons pas les Américains à nos côtés ?
Ces interrogations tombent au bon moment, car nous sommes en train de commencer à rédiger la boussole stratégique, cet embryon de livre blanc européen sur la défense qui sera adopté durant la présidence française de l’Union européenne au premier semestre 2022. Ces derniers mois, la tendance chez certains pays européens, y compris en Allemagne, était plutôt à penser que nous n’avions plus trop besoin de réfléchir à ces questions, car Joe Biden était élu et « qu’America is back pour défendre l’Europe ». L’épisode afghan nous a rappelés à la dure réalité de notre situation stratégique et c’est au fond une bonne chose.