ANALYSES

La fin des moteurs thermiques en Europe : le retour du Vieux Continent sur la scène énergétique ?

Interview
22 juillet 2021
Le point de vue de Pierre Laboué


Le 14 juillet 2021, la Commission européenne a annoncé l’interdiction de la vente de voitures et d’utilitaires thermiques à partir de 2035 dans le cadre du Green Deal européen. Une telle décision vient évidemment bouleverser l’Union européenne tant sur le plan géopolitique que sur le plan industriel. Une course aux batteries électriques va-t-elle voir le jour ? Quelles vont être les véritables répercussions de ce plan sur le domaine énergétique européen ? Le point avec Pierre Laboué, chercheur à l’IRIS, spécialisé sur les questions énergétiques.

Quels sont les enjeux géopolitiques de cette décision pour l’Union européenne ?

L’interdiction des véhicules thermiques est l’une des mesures les plus emblématiques du dernier train de propositions « Ajustement à l’objectif 55 » (« Fit for 55 »), annoncées le 14 juillet par la Commission européenne. Ce paquet vise à faire de l’UE « le premier continent neutre sur le plan climatique d’ici à 2050 ». La Commission cherche ainsi à consacrer le rôle de « chef de file à l’échelle mondiale » de l’UE dans le domaine de la gouvernance climatique, à quelques mois de la COP26, qui se tiendra à Glasgow (Royaume-Uni) en novembre 2021 (Commission européenne, COM(2021) 550 final). L’accélération de transition vers la mobilité à émissions nulles s’inscrit dans le cadre d’une vision stratégique radicale et de long terme : devancer les concurrents de l’UE et projeter l’économie, l’industrie et la société européenne dans un futur monde décarboné, pour faire du Vieux Continent l’un des moteurs du XXIe siècle.



Quelles sont les implications géoéconomiques de ce basculement pour l’industrie européenne ?

L’avance stratégique voulue par la Commission européenne vers la mobilité à émissions nulles aura un coût, car l’industrie automobile européenne est en retard.

L’option privilégiée par les constructeurs automobiles mondiaux pour décarboner le segment des voitures neuves est celle du véhicule électrique (VE). Or, le VE constitue un risque industriel majeur pour l’UE. Il s’agit d’une rupture technologique, industrielle et économique pour le secteur automobile. La domination des constructeurs européens, en particulier allemands, sur le marché des véhicules thermiques s’appuie en grande partie sur la maîtrise du moteur à explosion. Mais le cœur d’une voiture électrique n’est pas le moteur. Il s’agit de la batterie, qui représente en moyenne entre 30 et 40 % du prix du véhicule. Le passage au véhicule électrique annule un avantage compétitif accumulé pendant des décennies par les constructeurs européens.

En résumé, l’acteur qui maîtrise la technologie des batteries contrôle la plus grande part de la valeur du véhicule électrique ; celui qui contrôle le véhicule électrique domine l’industrie automobile de demain. Herbert Diess, le patron de Volkswagen a d’ailleurs déclaré le 15 mars 2021, au Volkswagen Battery Day : « E-mobility has won the race. Our goal is to secure a pole position in the global scaling of batteries » (« La mobilité électrique a gagné la course. Nous devons sécuriser une pole position dans la ruée mondiale vers les batteries »).

L’acteur en tête sur le marché du véhicule électrique n’est ni l’UE, ni les États-Unis ou le Japon. C’est la Chine et le pays devrait le rester à l’horizon 2035. Près de 75 % des méga-usines de batteries pour véhicules électriques étaient localisées en Chine en 2020, d’après Benchmark Mineral Intelligence, un cabinet spécialisé. Le premier producteur mondial de batteries est un acteur chinois, CATL. Aiways, BYD, Geely sont des constructeurs automobiles chinois désormais capables de construire et d’exporter des véhicules électriques pour l’Union européenne.

L’interdiction des ventes de véhicules thermiques neufs dans l’UE d’ici 2035 pourrait contribuer à renforcer la Chine et accélérer l’émergence du pays comme première puissance économique mondiale. En parallèle, cette décision risque de provoquer un nouvel affaiblissement économique de l’Europe. L’industrie automobile est une locomotive pour l’industrie manufacturière en général, en termes d’emploi, d’innovation, d’exportation et de volume production. En cas d’échec, la transition vers le véhicule électrique pourrait accentuer la désindustrialisation du Vieux Continent et son effacement face à l’émergence économique de l’Asie au XXIe siècle.

 

Quels États européens se démarquent dans le domaine des batteries au point de ne pas craindre cette transition pour leurs industries ?

Le basculement vers le véhicule électrique représente un changement de paradigme pour toute la filière de l’industrie automobile. Tous les États membres sont concernés, car l’industrie européenne est largement intégrée à travers des réseaux de sous-traitance intégrés à l’échelle continentale par le marché unique. Mais tous les États ne disposent pas des mêmes avantages compétitifs dans les nouveaux rapports qui se dessinent.

L’Allemagne est le pays qui a le plus à perdre de la mobilité électrique. Les constructeurs allemands de véhicules thermiques, comme Volkswagen, sont les chefs de file mondiaux de leur secteur à l’heure actuelle. L’industrie automobile demeure au cœur de l’industrie manufacturière allemande, qui a gardé d’importantes capacités de production en Europe.

Mais l’Allemagne est aussi le pays avec les meilleurs atouts pour remporter la bataille de la mobilité à émissions nulles. Marqué par le scandale du « dieselgate » en 2015, quand l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA) a révélé les méthodes utilisées par Volkswagen pour masquer les émissions de ses véhicules diesel, le groupe allemand s’est engagé à réduire les émissions de ses véhicules et il a pris le virage de l’électrique à pleine vitesse. Le champion allemand pourrait entraîner avec lui ses sous-traitants et accélérer la transition de l’industrie allemande vers la mobilité électrique. De plus, l’Allemagne est également le pays qui concentre le plus grand nombre de projets de construction de méga-usines de batteries. Le pays pourrait représenter près de 10 % de la production mondiale en 2030, selon les chiffres de Benchmark Mineral Intelligence. Enfin, les batteries s’appuient sur un procédé de stockage électrochimique de l’énergie et l’Allemagne dispose d’un atout de taille dans ce domaine : le pays dispose de l’industrie chimique la plus développée d’Europe.

L’Allemagne est donc l’État qui se démarque particulièrement en matière de transition vers la mobilité électrique. Mais la Commission européenne ne compte pas laisser les autres États membres subir une nouvelle désindustrialisation de leur secteur automobile. Une Alliance européenne des batteries a été lancée dès 2018 par l’UE. Près de 6 milliards d’euros d’aides publiques ont été autorisés par les autorités européennes pour soutenir les investissements dans le domaine des batteries de nouvelles générations, à travers deux projets importants d’intérêt européen commun («PIIEC») en décembre 2019 et en janvier 2021. Cette impulsion a été décisive. Certes, la Chine dominera très probablement l’industrie mondiale des batteries en 2035. Mais l’UE pourrait être autosuffisante d’ici 2030 sur ce segment et conserver le cœur du véhicule électrique sur son sol. L’UE serait même le 2e producteur mondial de batteries pour VE, devant les États-Unis.

Les pays d’Europe de l’Est, où sont localisés une grande partie des sous-traitants des constructeurs allemands, accueillent plusieurs projets de méga-usines de batteries pour les véhicules électriques, avec les investissements de LG en Pologne ou encore de Samsung et SK Innovation en Hongrie. La Suède bénéficie également du dynamisme de Northvolt, qui pourrait devenir l’un des champions de l’industrie mondiale des batteries. De son côté, la France peut compter sur les projets de méga-usines de la coentreprise ACC, fondée par Stellantis (ex-PSA) et Total, de Renault et de la jeune pousse Verkor (détenue en partie par Renault).

Si la route est encore longue pour l’industrie automobile européenne et que les défis seront nombreux voire douloureux, l’interdiction de la vente de voitures et utilitaires thermiques à partir de 2035 dans le cadre du Green Deal européen, couplée à l’Alliance européenne des batteries, peut permettre à l’Union européenne de réussir son pari de replacer le Vieux Continent au cœur de la géoéconomie du carbone du XXIe siècle.
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