19.12.2024
Histoire et action : la Bosnie, après le Rwanda, pourquoi ?
Tribune
20 juillet 2021
Les drames de l’ex-Yougoslavie ont marqué toute une génération. La France y eut sa part. C’est compréhensible : comment imaginer qu’un pays exerçant des responsabilités internationales se tienne à l’écart de tels événements se déroulant à ses portes ? L’abstention aurait été coupable. L’action suppose des tâtonnements dans le brouillard d’événements le plus souvent illisibles dans le feu de l’actualité. L’opinion des pays démocratiques vient heureusement rappeler à leurs gouvernements qu’ils ont des responsabilités et qu’ils ne peuvent rester spectateurs de tragédies où les droits de l’homme sont violés : la société civile exerce elle aussi des responsabilités et elle le fit en 1992 lors du siège de Sarajevo. C’est tout à son honneur.
Dans Le Monde des 14-15 juillet, jours anniversaires des massacres de Srebrenica, les professeurs Pierre Bayard et Jean-Louis Fournel, spécialistes de renom en littérature, publient une tribune appelant à un travail de mémoire sur le rôle de la France en Bosnie-Herzégovine. C’est compréhensible mais suppose d’importantes nuances.
Ambassadeur à Sarajevo, je saluais leurs missions dans ce pays avide de reconnaissance et d’ouverture. M’employant moi-même à des travaux d’historien après trente-six ans dans la diplomatie, je mesure l’importance de l’Histoire pour mieux comprendre le passé et mieux guider ceux qui, agissant aujourd’hui, doivent décrypter le présent à la lumière du passé. Mais l’Histoire ne peut s’ériger en tribunal. L’ex-Yougoslavie a eu d’ailleurs le sien, à La Haye. Or le juge, comme l’historien, connaît ses limites. Des zones d’ombre demeurent et il faut tenter de les éclairer. On ne peut toutefois comparer ni les situations, ni les acteurs et leurs motivations, et encore moins le rôle que joua la France au Rwanda et en Bosnie-Herzégovine. Le faire relève d’un parallèle abusif et vide de sens. La qualification de génocide peut y inciter pour Srebrenica mais ne dispense pas d’analyser honnêtement les faits et les hommes, leur sagacité et leurs actes, à la place qu’ils occupaient au sein des institutions où ils opéraient. Leurs témoignages figurent dans les rapports diligentés sur cette tragédie, notamment par les Nations-Unies ou l’Assemblée Nationale. Il faut une bonne dose de parti pris pour en déduire une responsabilité singulière de la France.
De quoi s’agit-il en l’occurrence ? En 1991-1992, le monde entier assiste, stupéfié, à la fin d’une époque : la guerre froide. Les soubresauts de l’URSS suscitent une inquiétude majeure face à un désordre possible aux conséquences incalculables s’agissant d’une des deux superpuissances nucléaires. L’unification allemande s’impose dans une Europe qui s’interroge légitimement sur l’impact d’une telle remise en cause de l’ordre établi en 1945. La Yougoslavie éclate dans une suite de crises qui s’achèvera en 1999 avec les opérations de l’OTAN en faveur du Kosovo. La guerre du Golfe semble ouvrir en 1991 la possibilité d’opérations de maintien de la paix sous mandat ONU : l’Agenda pour la Paix reflètera les espoirs d’une génération qui crut un moment que les Casques bleus pourraient faire la différence.
C’est dans ce contexte que la France prit part à la FORPRONU en Yougoslavie, face à la tragédie de Vukovar, éclipsée ensuite par celle de Sarajevo, alors que les États-Unis refusaient obstinément de se mêler d’affaires étroitement européennes. Un mandat – âprement négocié au Conseil de sécurité – comporte des règles d’engagement qui concernent notamment les conditions d’ouverture du feu. Celles-ci étaient très limitatives, étant essentiellement liées à la légitime défense. Les Bosniaques ont apprécié le déplacement surprise, risqué, de François Mitterrand à Sarajevo assiégée, le 28 juin 1992. Izetbegovic le reçut et lui en sut gré : par quelle ruse de raisonnement peut-on y déceler une manifestation de soutien aux Serbes ? En prenant ses fonctions, Jacques Chirac, outré, à juste titre, par la prise de militaires français en otage, décida de la création de la Force d’action rapide dont l’artillerie mit fin en quelques tirs au but au pilonnage des batteries serbes contre la ville assiégée.
Près de trente ans après, quel devrait être notre objectif ? Stigmatiser le rôle de la France comme on aime tant le faire aujourd’hui afin de la dévaloriser et de conforter un sentiment d’abaissement si à la mode de nos jours ? Magnifier celui des États-Unis dont les réussites en Afghanistan et en Iraq nous pâment d’admiration ? Raviver les tensions dans un pays qui reste meurtri par les blessures endurées voilà près de trente ans et où l’esprit communautariste décourage trop souvent les initiatives civiques – nous dirions « républicaines » ? Recourir à des rappels du passé pour faire le procès de la politique d’un de nos présidents afin de magnifier le panache d’un autre ? Notre engagement en faveur de la paix, répété par tous nos responsables, quelle que soit leur appartenance politique ne peut être systématiquement remis en cause.
J’étais présent aux obsèques d’Alija Izetbegovic. Au terme d’une interminable procession sous une pluie battante parmi une forêt de parapluies, pataugeant dans la boue sous des Allah Akbar ! scandés régulièrement, je me tenais, en compagnie d’Hervé de Charrette, du général Morillon et de Bernard-Henri Lévy, à l’écart du cimetière de Sarajevo où se déroulait l’ultime hommage, religieux. Une rumeur parcourut alors la foule : le président Solejman Tihic souhaite la présence de l’ambassadeur de France auprès de lui pour la mise en terre du symbole de la résistance au siège. Plus tard, nous avons commémoré la reprise héroïque du pont de Vrbanja – rappelé ce 14 juillet à propos de la carrière exemplaire du général Lecointre, alors capitaine et exposé au feu ennemi -, opération commandée par le colonel Gobilliard – depuis général et gouverneur des Invalides – et victorieusement saluée alors par le président Chirac. À la suite de la cérémonie de commémoration franco-bosnienne, l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées à l’époque de ce fait d’armes, a été reçu par le président Tihic et constaté la reconnaissance que nous portaient les plus hautes autorités bosniaques. Il n’y avait pas de récriminations bosniaques contre la France en raison de son action durant la guerre de 1992-1995 ; au contraire, de la gratitude. Celle-ci se traduisit par l’érection à Sarajevo, grâce à un geste de l’administration des biens de mainmorte musulmans, d’un monument à la mémoire de la centaine de soldats français tombés pour la paix en Bosnie-Herzégovine – fonte magnifique du sculpteur Xavier Dambrine.
Au cours de longues et amicales conversations avec le grand mufti de Bosnie, Mustafa Ceric, aucune récrimination ne me fut formulée visant la France, au contraire. Le général commandant les forces bosniaques qui résistèrent au siège de Sarajevo par les Serbes, Jovan Divjak, disparu cette année, n’avait aucun reproche à faire à la France : tous les ambassadeurs de France ont apprécié le dévouement et le désintéressement de cet officier devenu protecteur des orphelins du siège, auxquels il consacra les dernières années de sa vie. Serbe, cet homme intègre et désintéressé s’est dévoué à la cause de la capitale meurtrie. C’est un exemple des capacités citoyennes capables de panser les plaies de la guerre avec le soutien de la France qui l’honora de la Légion d’honneur.
Qu’il y ait eu des zones d’ombre, des erreurs, des affinités mal placées, c’est possible et même probable. Là se trouve le rôle essentiel des historiens dans la recherche de la vérité. La réalité s’établit dans la grisaille de faits souvent difficiles à interpréter tant le temps de la décision était ramassé, les enjeux élevés pour la paix et la stabilité, et la pression de l’opinion publique forte. Mais, de grâce, laissons travailler les chercheurs dans la sérénité, sans leur plaquer une mission politique de circonstance qui, en réglant de vieux comptes franco-français, alimenterait nos petites zizanies d’aujourd’hui et conforterait les tendances morbides au décadentisme qui fleurissent actuellement !
Aujourd’hui, à moins de six mois de la présidence française de l’UE, une des priorités réside dans la meilleure façon de servir la paix, la stabilité, l’Europe et la France en poursuivant la mise en œuvre de la feuille de route fixée pour que l’élargissement de l’Union aux Balkans occidentaux se déroule méthodiquement, sans précipitation et sans trahir les aspirations à une Europe puissance, capable d’exister sur la scène internationale. Ainsi, nous serons fidèles à nos engagements des années 1990 et aux attentes de peuples qui n’ont que trop souffert.