06.11.2024
Crise sécuritaire à l’est de la RDC : des ambitions manifestes pour une planification stratégique peu réaliste
Tribune
15 juillet 2021
Depuis sa prise de fonction à la tête de la magistrature suprême le 24 janvier 2019, le président Félix Tshisekedi s’est donné pour objectif de faire de la RDC « un grand Congo avec une grande ambition ». Mais l’héritage historique et la complexité des réalités sur le terrain ralentissent sa volonté d’inscrire la République démocratique du Congo sur le chemin de la croissance, de la modernité et du développement. Des grands chantiers de développement infrastructurel au processus de stabilisation nationale, de nombreux projets inscrits parmi les promesses qui ont suscité l’adhésion des populations sont encore loin d’être réalisés. C’est le cas à l’est du pays où l’on observe un regain de violence malgré les décisions opérationnelles prises pour stabiliser la région. Le président Tshisekedi avait d’ailleurs promis en avril 2019 de mettre définitivement en déroute la rébellion des Forces démocratiques alliées (ADF), ainsi que de nombreux autres groupes armés opérant dans la région. Pourtant l’instabilité dans cette région et les multiples crises sécuritaires qui la structurent datent de plus de 25 ans.
Un conflit inscrit dans le temps long
Très vaste territoire enclavé, l’est de la République démocratique du Congo est une région de l’Afrique des Grands Lacs qui partage des frontières avec plusieurs pays, notamment l’Ouganda, le Burundi et le Rwanda. Parmi les provinces qui la composent, trois sont le théâtre de conflits meurtriers depuis des décennies. Dans cette vaste région qui couvre les deux Kivu et l’Ituri, des affrontements entre groupes armés rivaux sont fréquents depuis près de 30 ans. Au cours de ces décennies, la nature de la violence n’a cessé d’évoluer.
Il y a eu ce qu’on appelait dans cette région les « grandes guerres » à la fin des années 1990 et au début des années 2000, notamment la première et la deuxième guerre du Congo. Ces conflits ont créé les bases d’une déstructuration et d’une criminalisation de la zone. Au fil des années, non seulement ces « grandes guerres » ont continué de fragiliser la région, mais d’autres conflits aux enjeux différents comme la rébellion du M23, la bataille de Goma en 2012 ou de nature différente comme les attaques assimilées au mode opératoire des groupes djihadistes ont été enregistrés au tableau des crises sécuritaires locales. Le conflit intercommunautaire entre les communautés Lendu et Hema du début des années 2000 a par exemple fait plusieurs dizaines de milliers de morts à cause notamment d’une mauvaise répartition des richesses issues du sous-sol, consécutive à l’absence de l’expression de l’autorité de l’État sur cette partie du territoire. Si l’on a observé une résurgence des violences en décembre 2017, sans toutefois vivre une réelle accalmie au cours des années antérieures, depuis 2019, cette région a enregistré de multiples attaques et massacres entraînant de graves déplacements de populations.
Plus la nature de la violence change ou s’y complexifie au fil des années, plus l’on enregistre de nouveaux groupes armés avec des objectifs, des modes opératoires et des chaînes de commandement différents. L’on compte actuellement dans cette région plus de 120 groupes armés qui sèment la terreur avec pour conséquence immédiate l’accroissement des déplacés et des réfugiés. En avril 2021, selon les Nations unies, environ 5,2 millions de personnes sont déplacées dans le pays, essentiellement dans les provinces de l’Est et au Kasaï. Le problème est qu’il n’y a pas eu une véritable planification de la gestion du conflit et encore moins un suivi permanent des conséquences de la guerre de 1999-2003. La cohabitation entre les populations des différentes provinces n’a pas été inscrite à l’agenda des priorités des gouvernements successifs antérieurs à l’administration du président Tshisekedi. Ce qui a considérablement réduit l’administration et l’autorité de l’État sur ces territoires et amplifié son impact économique. La province de l’Ituri, par exemple, est très riche en minerais. Mais les fruits de l’exploitation de ces richesses à la fois par l’État et de façon illégale par des groupes non étatiques ne s’observent ni dans le développement local en termes d’infrastructures ni dans le bien-être des populations.
Un théâtre d’opérations complexe avec des acteurs divers
Les provinces de l’Ituri, du Nord et Sud Kivu font partie des régions de l’Est du pays qui sont confrontées à des conflits de nature composite. Ce sont des conflits à la fois très localisés, mais qui sont liés aux enjeux territoriaux, sociaux, identitaires et économiques à l’échelle régionale, nationale et transfrontalière. Il est donc difficile de dire qu’il y a un seul conflit à l’est de la RDC qui serait résolu à partir d’une approche opérationnelle sectorielle. Les différentes zones qui composent cette région n’ont pas la même configuration dans le temps et dans l’espace en termes de stabilité et de violence.
La situation sur les hauts plateaux de la zone d’Uvira et Fizi dans le Sud Kivu, proche de la frontière avec le Burundi n’est quasiment pas la même qu’à Beni dans le Nord Kivu où les Forces démocratiques alliées (ADF) opèrent à la frontière avec l’Ouganda ou encore à Bunia plus au nord de la région. On ne peut donc pas dire que ces violences sont exclusivement intercommunautaires ou interethniques, comme ce fut le cas entre 1999 et 2003. On ne peut pas non plus dire qu’elles sont fondamentalement liées aux mouvements terroristes, islamistes et extrémistes proches ou non de l’État islamique. Ce sont des conflits qui sont structurés par un ensemble de facteurs divers : politique, institutionnel, économique, social, accès aux ressources, identitaire, etc. Les enjeux, les motivations et les mobilisations armées se cristallisent également à différents niveaux : gouvernement, acteurs internationaux, groupes armés, communautés, etc.
La plupart de ces conflits, aussi circonscrits soient-ils, sont d’abord la conséquence de vastes espaces territoriaux non gouvernés politiquement, stratégiquement, économiquement et socialement. Ils sont loin d’être considérés comme des racines ou fondements des clivages que l’on observe. Par ailleurs, il faut y voir des dynamiques plus larges aux niveaux régional et national, et à l’échelle internationale. Une mauvaise appréciation de ces conflits conduit à administrer une riposte disproportionnée, mal planifiée et lourde de conséquences pouvant aboutir à une violence généralisée.
Une offensive militaire volontariste, mais peu efficace
Depuis 2019, le gouvernement de la République démocratique du Congo a planifié une vaste offensive contre certains groupes armés dans la région sous la conduite opérationnelle du général Célestin Mbala, chef d’état-major des Forces armées de la RD Congo (FARDC). Ces offensives militaires notamment dans le Nord Kivu et l’Ituri s’inscrivent dans le prolongement de l’opération Sokola 1 lancée en janvier 2014 dans la région de Beni contre les rebelles ADF, et Sokola 2 qui vise à affaiblir les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR). Depuis 2014, la ville et le territoire Beni sont particulièrement touchés par de multiples attaques attribuées aux rebelles ougandais de l’ADF. En Ituri, les FARDC conduisent deux opérations. La première, « tempête de l’Ituri » en swahili, a été lancée en juin 2019 pour neutraliser les milices qui créent l’instabilité dans la province. La seconde consiste à sécuriser la route nationale (RN27), qui relie la RDC à l’Ouganda. Cette dernière a été lancée en avril 2020 et est menée conjointement par les FARDC et les éléments de la police nationale. Si ces dernières interventions ont enregistré quelques succès par le passé (des centaines de morts parmi les rebelles, y compris certains chefs), l’opération n’a pas été jugée efficace pour contenir l’instabilité dans la région.
Le choix stratégique ultime a donc été porté sur l’état de siège sur toute l’étendue des provinces du Nord Kivu et de l’Ituri, décrété début mai 2021. Mais étendre l’état de siège sur l’ensemble des deux provinces entraîne deux défis majeurs. Le premier est lié à la capacité opérationnelle, logistique et financière des opérations dans le temps et dans l’espace. Le deuxième est strictement lié à l’efficacité d’un tel dispositif face à la porosité des frontières et à l’étendue du territoire régional.
Compte tenu des contraintes budgétaires auxquelles le gouvernement congolais fait face dans la réalisation des grands chantiers qui visent la modernisation du pays, ce choix stratégique, aussi louable soit-il, demeure très risqué. L’option de circonscrire les zones à forte violence avec une planification et des modes opératoires adaptés à l’environnement local peut paraître pertinente en situation de tension financière. Pour cela, une meilleure coordination entre les services de renseignement et les forces spéciales avec de réelles capacités opérationnelles offensives pourrait être déterminante en pareille situation. Par ailleurs, le fait de transférer la quasi-totalité des pouvoirs des autorités civiles aux chefs militaires, sans la moindre précaution politico-stratégique, risque d’accroître les mauvaises pratiques, notamment la corruption, les complicités avec des groupes armés, l’inertie, tant décriées dans la région, mais qui s’observent à l’échelle nationale.
Des incohérences remarquables entre la planification stratégique et la planification opérationnelle
Depuis le début de son administration, le président Tshisekedi a manifesté sa volonté de rétablir la paix dans l’Est du pays. L’initiative d’associer les pays voisins tels le Rwanda, l’Ouganda avec une ouverture vers le Kenya et à l’international cadre pertinemment avec l’idée d’une approche globale de résolution des conflits dans la région. Mais une planification prudente au niveau politico-stratégique devrait être soutenue efficacement par une planification opérationnelle au niveau de la coordination ministérielle et l’offensive militaire sur le terrain. La zone étant un carrefour transfrontalier et donc soumise à de nombreux défis, tels la construction des routes et de meilleures infrastructures pour le désenclavement, les trafics divers et la présence de nombreux groupes armés, il est impératif d’élaborer une approche intersectorielle qui puisse correspondre aux limites de la flexibilité budgétaire.
L’ambition portée par le Premier ministre, Sama Lukonde Kyenge, de construire un État fort, prospère et solidaire entre 2021 et 2023, articulée autour de quinze piliers et de nombreux projets de modernisation des infrastructures semble relativement sous-estimer le coût des opérations militaires et surestimer la capacité de l’offensive sur le terrain à instaurer la paix en moins deux ans. Faute d’une planification rigoureuse et cohérente au sommet de la coordination de l’exécutif, ces ambitions n’ont pas connu une programmation chiffrée dans leurs aspects opérationnels dans le temps et dans l’espace.
Une nécessaire réorganisation de l’appareil politico-stratégique
La réorganisation de l’appareil politico-stratégique ne suffira certes pas pour régler définitivement ce conflit. Mais elle sera décisive pour une meilleure analyse de la situation et une meilleure définition du concept d’opération et de l’approche globale qui permettra de sortir de cette instabilité qui devient chronique pour le pays et le continent. Cette réorganisation permettra tout au moins de bien clarifier les obligations intersectorielles du gouvernement et l’effet final recherché par l’offensive militaire. Elle permettra par ailleurs d’intégrer à la tête de chacune des instances les profils les plus pertinents pour une riposte adaptée à l’urgence et à la complexité du territoire.