06.11.2024
Afrique australe / eSwatini : le début de la fin de la dernière monarchie africaine ?
Tribune
9 juillet 2021
L’eSwatini, flanqué en plein cœur de l’Afrique du Sud, et dirigé par un monarque absolu, est bousculé par un vent de liberté appelant à l’instauration d’un État de droit. Suivi avec inquiétude par Taïwan, dont le royaume est le dernier État allié sur le continent, il pourrait entraîner la chute de son roi ou, en cas de réformes politiques, le reléguer au rang de reliquat d’un autre temps.
Au eSwatini, la répression menée par les forces de sécurité du royaume (milices, armées et police) pourrait avoir causé, selon le mouvement pro-démocratique Swaziland Solidarity Network, la mort d’une dizaine d’activistes -quarante pour certains – selon les nouvelles qui commencent à remonter du royaume d’Afrique Australe, coupé des réseaux internet pendant au moins trois jours fin juin. On dénombrerait au moins 200 blessés. Les manifestants pro-démocratie, menés en particulier par les syndicats du pays affiliés à la centrale Tucoswa, et les partis politiques, dont le Pudemo, principale force d’opposition, interdits comme tous les autres depuis un demi-siècle, appellent à la poursuite des manifestations. Ces derniers demandent en particulier l’abolition du système Tikundla qui voit le roi Mswati III, 53 ans, au pouvoir depuis 1986, contrôler la vie politique du pays. Ce dernier nomme 10 des 69 députés composant l’Assemblée nationale, 20 des 31 sénateurs, tout en influant sur les conseils de villages choisissant les autres législateurs. Le roi choisit par ailleurs le Premier ministre de son gouvernement et nomme en particulier les juges de la Cour suprême. Les pillages de la fin juin ont en particulier visé des entreprises liées au souverain. Comme nous le racontions à l’occasion d’un reportage mené sur place en été 2018 pour Le Monde diplomatique, la « liste civile » – la somme allouée pour couvrir ses somptueuses dépenses de fonction et l’entretien de ses palais réservés à ses 14 épouses – ponctionne a minima 8 % du budget national. La fortune personnelle du monarque serait comprise entre 75 et 180 millions d’euros. L’ économie du Swaziland, en premier lieu celle de la canne à sucre, dont le eSwatini est le quatrième producteur mondial, bénéficie en premier lieu à sa famille – dont deux cents frères et sœurs – à un entourage comprador et à un petit cercle d’entrepreneurs et d’affairistes – dont des investisseurs sud-africains ou zambiens – soit environ un cercle de 15 000 personnes sur une population de près de 1,3 million d’habitants.
L’Afrique du Sud abrite une importante diaspora Swati, estimée à 10 % de la population d’un royaume qui cumule parmi les plus mauvais indicateurs socioéconomiques d’Afrique australe. Avant l’arrivée de la première vague du Covid dans la sous-région au printemps 2020, 63 % de la population vivait au-dessous du seuil de pauvreté, 26 % était porteuse du VIH-sida, 200 000 personnes dépendaient de l’aide alimentaire internationale, alors que le chômage frappait officiellement 28 % des actifs et que l’espérance de vie ne dépassait pas 49 ans. Le royaume du Eswatini demeure l’un des pays les plus inégalitaires au monde. Le maintien de la cérémonie traditionnelle Incwala, fin décembre 2020, aurait participé à l’extension de la pandémie.
Le mouvement anti-Tikundla d’aujourd’hui, appelant à l’instauration d’un État de droit et l’abolition de la monarchie, a largement dépassé les aires urbaines du royaume, de Manzini, qui abrite la plus importante ambassade états-unienne de la sous-région, à la capitale Mbabane, en passant par la zone industrielle de Matsapha, où est entre autres installée l’usine de production australe du géant Coca Cola, qui bénéficie de relations privilégiées avec le souverain : le taux d’imposition de la multinationale d’Atlanta est de 6 %, contre les 27,5 % d’impôts habituellement payés par les entreprises installées au eSwatini. Au moins 15 des 59 circonscriptions électorales du royaume ont ainsi abrité des manifestations pro-démocratie, confirmant que le monde rural, malgré la peur et le respect des traditions instrumentalisées et dévoyées par le souverain, s’était lui aussi mis en marche. La jeunesse du pays mène le mouvement.
Ce mouvement de protestation qui est en train de tourner à la révolution larvée est sans équivalent dans l’histoire du eSwatini. Preuve de la fébrilité du pouvoir : ce dernier a dénoncé la présence d’agents étrangers et de terroristes dans le royaume.
Ce mouvement de colère est la conséquence de plusieurs facteurs. La pandémie de Covid – qui a bloqué une économie sud-africaine déjà en récession – a impacté les transferts d’argent habituellement rapatriés au pays par la diaspora. Depuis un an, le royaume a vu son économie touristique s’écrouler. La mort mystérieuse le 7 mai dernier, vraisemblablement suite à des violences policières, de Thabani Nkomonye, un étudiant en droit de l’université du eSwatini « qui n’avait rien d’un activiste et aimait surtout le hip-hop, le foot et le droit » selon les déclarations de sa famille, a provoqué la colère de la jeunesse ; un début de fronde politique au sein même de l’Assemblée nationale du eSwatini, menée par une poignée de députés indépendants, dont le représentant de la circonscription de Siphofaneni, le député Mduduzi Simelane, a démontré à la société civile et l’opposition que le système commençait à montrer des signes de fragilité.
La situation au eSwatini est suivie de très près chez le voisin sud-africain. Après l’EFF de Julius Malema, qui compte une branche au eSwatini, le département de l’information de l’ANC a appelé le « gouvernement eSwatini à œuvrer à la normalisation de l’environnement politique en débloquant les partis politiques et autres de l’opposition, en libérant les militants politiques et en engageant un dialogue constructif avec les partis d’opposition, ses citoyens et les syndicats pour trouver une solution collective aux problèmes socio-économiques ». « Nous appelons le gouvernement à tenir compte de cet appel urgent en s’éloignant de l’autocratie, de la gestion ferme des crises et de la répression brutale des préoccupations civiles légitimes ». La SADC qui a mandaté début juillet une mission d’observation critiquée par l’opposition – cette dernière n’aurait rencontré que des représentants liés à la monarchie – a annoncé son prochain retour. Le eSwatini attend toujours une déclaration officielle du président sud-africain Cyril Ramaphosa, dont le pays est le principal partenaire commercial du royaume. Contrairement à son prédécesseur, Jacob Zuma, lié à la famille royale du eSwatini, les mouvements pro-démocratie espèrent que ce dernier se montrera plus ferme avec son pair Swati de plus en plus encombrant et fantasque. La condamnation à quinze mois fermes de Jacob Zuma pour outrage à la justice dans le cadre des enquêtes menées sur la corruption d’État durant son mandat a aussi agi comme un catalyseur psychologique auprès de la jeunesse du royaume.
À l’étranger, Taïwan suit avec une certaine inquiétude les événements du eSwatini. Avec la République du Somaliland, non reconnue par la communauté internationale, le royaume est le dernier allié de Taipei sur le continent. Sur les réseaux sociaux, on constate une montée des critiques vis-à-vis du partenaire commercial et diplomatique asiatique. L’opposition du eSwatini dénonce en particulier l’emploi, dans le cadre de la répression des manifestants, de deux hélicoptères Huey offerts par Taïwan à l’armée du royaume en 2020, les UEDF (Umbutfo eSwatini Defence Force), qui semblent avoir eu carte blanche de la monarchie pour mater la répression. Le 29 juin, la porte-parole du ministère des Affaires étrangères de Taïwan (Mofa), Mme Joanne Ou, a annoncé que Taipei soutenait « le maintien de la stabilité sociale de manière pacifique et rationnelle ». Pékin, fidèle à son principe officiel de non-intervention dans les affaires intérieures de ses partenaires, n’a pas commenté cette crise. De la CGTN à Xinhua, les médias nationaux ont repris jusqu’alors les déclarations officielles du gouvernement du eSwatini. Mais la chute de la monarchie, dont Taïwan avait en particulier financé le jubilé en 2018, pourrait, par effet domino, faciliter l’entrée en scène du rival chinois. Au-delà de la crise politique, c’est donc un enjeu géopolitique qui se joue autour du devenir de la dernière monarchie absolue d’Afrique. À ce jour, Mswati III, que l’on a dit réfugié en Afrique du Sud au début de cette crise, reste toujours invisible.