13.12.2024
Repenser la stabilisation face au terrorisme en Afrique
Tribune
8 juillet 2021
À l’heure où le désengagement progressif de l’opération Barkhane et la mise en place de Takuba alimentent le débat sur l’efficience de la lutte contre les groupes jihadistes au Sahel, le Liptako-Gourma entre dans la phase de stabilisation. Si l’un symbolise les limites de la réponse militaire, l’autre ne doit pas soulever des espoirs inconsidérés. La sécurité et le développement doivent agir concomitamment. En partant de l’exemple du bassin du lac Tchad, je postule que pour atteindre des résultats durables et efficients, il faut coupler les opérations militaires à une stabilisation transformationnelle. Celle-ci nécessite un engagement proportionnel à l’ampleur des facteurs générateurs des crises qui secouent le Sahel et bien d’autres régions d’un continent qui risque de devenir l’épicentre d’une instabilité irradiante pour d’autres parties du monde.
Un continent parsemé de menaces
En une décennie, toutes les régions africaines se trouvent en proie à des organisations terroristes. Cette régionalisation concerne aussi bien les Shabab et Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) plus anciennement implantés que les franchises et autres émanations endogènes qui se sont développées dans des contextes d’imbrication de conflits et de sources de fragilités. À l’instar du bassin du lac Tchad, le Liptako-Gourma confirme davantage l’existence de connectivités territoriales, économiques et humaines que les entrepreneurs de tous genres, y compris les groupes armés non étatiques, sont capables de rentabiliser, malgré les efforts consentis en matière de réponse militaire.
L’implantation de telles organisations violentes dans des zones d’économies rurales et itinérantes, car structurées autour de la mobilité dans les échanges, limite l’accès des populations aux ressources de production économique, et surtout permet de développer l’entrepreneuriat d’insécurité. D’où des possibilités locales de financement des groupes armés, voire de capitalisation et de blanchiment. L’ampleur du vol et du trafic du bétail, la circulation des produits du crime et la poursuite des enrôlements de jeunes, indique bien qu’au-delà de l’idéologie, c’est dans la transformation des rouages et des capacités de l’économie et de la société locales que se trouve le combat à mener contre des organisations qu’il convient d’éviter de lire sous le seul prisme des discours idéologiques et des haillons de leurs leaders et combattants hirsutes et dépenaillés.
À la régionalisation s’imbrique l’autochtonisation qui en est d’ailleurs la nourricière. Longtemps, le terrorisme porté par des organisations d’obédience islamique sur le continent africain a été perçu comme le reflet de l’internationalisation d’une lutte civilisationnelle, tout au moins l’islamisation de contestations politiques d’ailleurs qui ont progressivement essaimé vers l’Afrique, particulièrement subsaharienne. Si cette lecture à la Samuel Huntington ne manque pas d’indicateurs au regard des dénominations et des allégeances à Al-Qaïda et à Daech, force est de constater que les labellisations n’occultent pas la constitution d’organisations émanant de la maturation de groupes essentiellement portés vers la violentisation des revendications locales, la contestation asymétrique de la gouvernance étatique et l’instrumentalisation du courroux social en contexte de saturation des besoins alors que les réponses stagnent. L’émergence de l’insurrection violente au Mozambique, particulièrement la récente attaque de Palma, résulte davantage de l’écart entre la qualité de vie des populations et le gigantisme des investissements étrangers dans une zone où sous-emploi, inadéquation des services sociaux de base et récupération idéologique sont porteurs d’insurrections. Même la revendication de cette attaque par l’État islamique et les liens éventuels avec les Shabab, n’éludent pas la dimension éminemment locale des sources de la violence. L’autochtonisation s’opère donc dans une articulation complexe de facteurs locaux, de vecteurs régionaux, de contextes favorables et de facilitations tels que l’accès à des financements (butins, trafics…) et moyens opérationnels. Toutes les enclaves de fragilités deviennent ainsi des zones candidates pour peu que le contexte favorise l’irruption d’un groupe armé.
Ces zones candidates élargissent la carte des modes opératoires terroristes en Afrique. La métastase est perceptible, car plusieurs pays situés en dehors du champ d’influence traditionnelle de l’islam sont touchés par des attaques conduites par des groupes locaux. Les pays côtiers où se déploient des investissements et des échanges internationaux de grande envergure ont dépassé le stade du risque et sont progressivement gagnés par des menaces réelles, notamment dans le golfe de Guinée déjà confronté à la piraterie maritime.
Loin d’être exhaustive, cette évocation des évolutions du risque terroriste sur le continent africain suggère que les groupes armés s’adaptent facilement à la réponse militaire lorsque celle-ci est la principale réaction de l’État et de ses partenaires. Si la réponse militaire continue d’enfler au gré de l’épaississement de la menace, il est à craindre que la crise humanitaire s’intensifie et que l’environnement stratégique du continent se complexifie davantage. Entre négociations avec les insurgés et réaménagements des forces dans certains théâtres, l’on reste encore focalisé sur les issues politiques et militaires. Il importe de saisir ce contexte pour analyser de façon robuste les facteurs d’insurrection.
Le bassin du Lac Tchad comme site d’observation
Depuis 2014, les pays riverains du lac Tchad (Cameroun, Niger, Nigeria, Tchad) sont confrontés à une crise humanitaire et sociale due à l’extrémisme violent. Sous le label Boko Haram, des groupes armés affichant un discours idéologique et des prétentions à contrôler des territoires pour y constituer un État théocratique, perpètrent des violences variées à l’encontre des forces de défense et de sécurité, des populations civiles et des biens publics et privés. C’est ainsi que des attaques frontales, des embuscades, des prises d’otages contre rançon, des enlèvements de jeunes et de femmes, des attentats suicides et des expéditions de pillage, ont instauré une insécurité généralisée dans certaines parties de la région de l’Extrême-Nord du Cameroun, la région de Diffa au Niger, les États d’Adamawa et de Borno au Nigeria, les provinces du Lac, du Kanem et du Hadjer Lamis au Tchad. Il s’en suit des déplacements de populations d’une ampleur inédite dans le bassin du lac Tchad. Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), au 31 décembre 2020, on dénombrait plus de 2,9 millions de déplacés internes dans le nord-est du Nigeria, plus de 778 000 dans les trois autres pays, lesquels accueillent plus de 300 000 réfugiés. Le peu de services sociaux de base disponibles avant la crise ont été détruits ou ont subi les effets des intempéries. Les marchés et les routes commerciales transfrontalières sont fermés. Les champs et les pâturages sont restés inaccessibles durant plusieurs années. Produit de la vulnérabilité cognitive et socioéconomique, l’enrôlement des jeunes s’est accru du fait de la précarité qui s’est intensifiée et répandue à toutes les couches de jeunes habitués à vivre à la frontière ou à proximité de la frontière et à en tirer des bénéfices. Le déplacement a accru les charges sociales des femmes tout en annihilant les ressorts de leurs activités génératrices de revenus habituelles.
Face aux effets multiformes de la menace, les États affectés ont déployé des réponses essentiellement militaires. La première composante de cette réponse comprend les opérations nationales. La seconde est constituée par la Force mixte multinationale (FMM). Après des années de lutte, force est de constater que les opérations de grande envergure que Boko Haram menait avec des centaines d’hommes se font désormais rares. Les attentats suicides ont considérablement diminué. De temps à autre, des engins explosifs improvisés font des blessés, des dégâts matériels et parfois des morts. Tandis que vers le Lac, la menace continue de requérir des engagements militaires conséquents, plus au sud, l’on a surtout affaire aux attaques prédatrices d’adeptes manifestement confrontés aux besoins de survie. C’est fort des résultats déjà engrangés par la réponse militaire que les États réunis au sein de la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT), en synergie avec l’Union africaine et leurs partenaires internationaux, particulièrement le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), ont élaboré la Stratégie régionale de stabilisation (SRS) qui a été adoptée en 2018. La mise en œuvre de la SRS a bénéficié de crédits dans le cadre de la Facilité régionale pour la stabilisation du bassin du lac Tchad (FRS) lancée en juillet 2019 à Niamey. La FRS est financée par l’Union européenne, l’Allemagne, la Suède, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et la France.
Dans les zones cibles de l’Extrême-Nord du Cameroun, le PNUD a entrepris de réaliser des activités visant d’une part à viabiliser les zones affranchies de la menace de Boko Haram, mais où les communautés restent fragiles, et d’autre part à soutenir les communautés installées dans les zones d’action humanitaire en étroite collaboration avec les forces de défense et de sécurité dont l’encadrement reste nécessaire.
À ce jour, la mise en œuvre des projets a permis d’atteindre des résultats rapides et probants en matière de soutien à la sécurité communautaire, construction ou reconstruction d’infrastructures essentielles servant au retour des services publics et la délivrance des services sociaux de base, réhabilitation des voies d’accès aux villages et aux espaces de production, renforcement des capacités de certains acteurs de la chaîne judiciaire afin de garantir des enquêtes appropriées. C’est ainsi que des bâtiments devant abriter des postes de sécurité, des services d’agriculture et d’élevage, des écoles, des centres de santé, ont été construits en matériaux définitifs pour renforcer la présence de l’État et de ses services. Dans le cadre de la revitalisation de l’économie locale, le fait le plus notable et le plus attendu a été la réouverture du corridor Banki (Nigeria) et Amchide (Cameroun) qui est le poumon de l’économie transfrontalière. C’est par là que passent les produits de première nécessité, les produits agricoles et pastoraux, les produits manufacturés, les matériels de construction, le carburant, bref l’essentiel des commodités vendues sur les marchés locaux. Plus que la reprise du petit commerce local, c’est l’ensemble de l’économie régionale qui va être galvanisée sur une profondeur de plus de cent kilomètres en direction des marchés urbains tels que Maroua, Kousseri et N’Djamena. L’amorce des travaux à Blangoua et bientôt Hile-Alifa, permettra sous peu la reprise des activités agricoles, piscicoles et pastorales dans des zones vitales pour l’économie des abords sud du lac Tchad et les corridors fluviaux par lesquels passent les marchandises circulant entre Gambaru (Nigeria) et les provinces tchadiennes voisines du Lac.
Tout ceci a substantiellement amélioré les relations civilo-militaires, rationalisé la protection communautaire, motivé le retour de déplacés internes, réduit les risques d’enrôlement à travers le cash for work et la relance des activités génératrices de revenus à travers les échanges transfrontaliers. Après la phase d’urgence et celle de résilience, la stabilisation produit chez les bénéficiaires le sentiment que les choses s’améliorent, ce qui permet la reprise de la vie économique et sociale dans des communautés qui attendaient et réclamaient aussi bien davantage d’actions militaires concrètes que d’actions socioéconomiques efficientes.
Cet espoir nouveau s’éveille au moment où la branche la plus redoutable de Boko Haram, en l’occurrence l’État islamique en Afrique de l’Ouest (EIAO), étend son influence sur les zones jusque-là sous emprise d’Abubakar Shekau. L’approche persuasive de l’EIAO, faite de propagande et de facilitations socioéconomiques en direction des populations cibles, est de nature à relancer le mécénat de l’extrémisme violent, la collaboration passive des populations vulnérables et les recrutements de jeunes. Il est évident que l’adaptation des dispositifs de réponse militaire et de sécurisation à cette nouvelle donne sera un gage de réussite de la stabilisation, la sécurité étant indispensable au déploiement de tous types d’interventions.
Toutefois, il convient d’agir pour la transformation profonde de l’environnement économique et social de ces zones frontalières où sécurité, développement et paix durable sont plus que jamais intimement liés.
Un financement conséquent de la stabilisation
Dans l’est de la République Démocratique du Congo (RDC), dans le bassin du lac Tchad, désormais au Liptako-Gourma et peut-être ailleurs, les mécanismes de stabilisation apparaissent comme la réponse idoine pour apporter un changement économique et social répondant aux attentes des populations. Pour que la stabilisation atteigne des objectifs de transformation durable des sociétés meurtries qui continuent d’être à risque et pouvant potentiellement basculer dans la radicalisation insurrectionnelle, il convient de sortir du saupoudrage pour consacrer des crédits conséquents aux infrastructures, aux projets structurants, à la viabilisation des espaces transfrontaliers, bref pour faire du développement l’outil de prévention par excellence. Dès lors, les prochaines étapes de la stabilisation devront Sécuriser le développement par l’optimisation de la présence de l’État et particulièrement des services de sécurité renforcés, Viabiliser les communautés affectées par le renforcement de l’accès aux utilités dont : l’eau pour la consommation courante, l’irrigation ; l’énergie solaire pour accompagner la reconstruction de la convivialité, soutenir les apprentissages des élèves, réduire les vulnérabilités sécuritaires dues à l’obscurité, faciliter l’accès à l’information et plus amplement à la modernité, Instaurer de nouvelles perspectives de production économique par le développement des agropoles en fonction des chaînes de valeur locale et l’expérimentation de nouveaux produits, Soutenir la reprise et l’employabilité du secteur commercial par le crédit et la reconstruction des espaces commerciaux et fonctionnant comme des hubs régionaux ou locaux pour la distribution des produits, Susciter l’urbanisation par la construction de routes viables en toute saison et d’ouvrages de franchissement entre les zones de production et les agglomérations, Bâtir des connexions transfrontalières solides, à savoir une synergie entre les communautés et entre les services frontaliers, Construire l’interrégionalisation en soutenant les initiatives des communautés économiques régionales en faveur de liaisons et de facilitations des échanges. L’exemple du Comité international de coordination (CIC) de la lutte contre la piraterie maritime (CEDEAO, CEEAC, CGG)[1] devrait inspirer d’autres initiatives autour des routes transrégionales, des flux de marchandises et de personnes, des liaisons aériennes, des mobilités estudiantines et professionnelles, Restaurer l’autorité de l’État partout où son encadrement a fait défaut, ou se trouve démantelé par les violences des groupes armés.
En somme, il s’agit de rompre le cycle de violences opportunistes dont la pauvreté est le socle. La longue sédimentation des fragilités et leur interpénétration ont consolidé un socle de courroux sur lequel s’appuient les insurrections. Il faut démanteler ce socle et bâtir des sociétés sur la base d’un nouveau contrat social. Ainsi pourra-t-on éviter la reproduction dans plusieurs régions africaines des crises dévastatrices et à grands frais telles qu’en Afghanistan et en Irak. Il faut pour cela déployer un plan ambitieux de stabilisation avec des moyens financiers et matériels à la hauteur des enjeux pour éviter à tout prix d’agir lorsqu’il sera trop tard et la facture beaucoup plus lourde !
[1] CEDEAO : Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest ; CEEAC : Communauté économique des États de l’Afrique centrale ; CGG : Commission du Golfe de Guinée.