06.11.2024
L’asile, victime collatérale des enjeux sécuritaires ?
Tribune
18 juin 2021
Tantôt pays des droits humains ou des Lumières. Tantôt terre d’asile et d’accueil, la France jouit incontestablement d’un héritage humaniste. Cependant que reste-t-il de ce patrimoine alors qu’il est aujourd’hui indéniable que le respect des droits humains, pourtant considérés comme des droits essentiels et fondamentaux, faisant partie de notre socle de valeurs, est dangereusement et quotidiennement mis en balance avec les enjeux sécuritaires ? La menace terroriste, voire le simple respect de l’ordre public, sont fréquemment utilisés pour tenter de questionner l’existence et la jouissance des droits fondamentaux de tout un chacun avec, dans l’ombre de ce questionnement, la tentation de les réduire sous couvert de sécurité. L’interdiction de manifestations ou l’usage de certaines pratiques de maintien de l’ordre en sont des exemples. La censure du projet de loi sur les mesures de sûreté pour les personnes détenues considérées comme terroristes par le Conseil constitutionnel du fait des risques pour les libertés individuelles en est un autre. La politique migratoire est également fortement impactée par ce souci sécuritaire et en premier lieu, le droit d’asile, qui doit faire face actuellement à une remise en cause d’un de ses principes phares, le non-refoulement.
L’asile, un droit et un devoir
L’asile déchaîne depuis plusieurs années bien de passions dans les médias, les discours politiques ou les discussions du quotidien. Mais l’humanité n’a pas attendu les campements et leurs évacuations policières, les images souvent dramatiques de la situation aux frontières de l’Europe, aux boat people des années 1970 ni même la Seconde Guerre mondiale et ses exils nombreux pour se soucier de celui ou celle qui fuit et cherche un refuge. L’asile est en son sens premier un lieu de sûreté où l’on trouve protection. Ce terme se retrouve d’ailleurs de manière très similaire en grec comme en latin avec des définitions proches martelant le caractère de protection et d’inviolabilité de ce lieu. Évidemment le droit d’asile a évolué et s’est structuré, mais l’essence reste la même. Que cela soit au sein de la Déclaration universelle des droits de l’homme signée en 1948 où il est inscrit en l’article 14 « devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays », à travers la Convention de Genève de 1951 relative à la protection des réfugié(e)s ou encore dans les directives européennes, le droit d’asile a un seul but : permettre à une personne persécutée de trouver refuge auprès d’un autre État. L’asile n’est donc pas seulement un simple droit pour l’exilé(e), mais également un devoir d’accueil et de protection encadré par le droit international ainsi qu’un devoir moral pour celui qui accueille.
Cependant aujourd’hui l’asile est politisé de la pire des manières, car mis en continuelle balance avec la question sécuritaire. Dans l’imaginaire collectif – guidé par les discours politiques – le demandeur d’asile et le réfugié ne sont plus des personnes à protéger, mais des personnes dont il faut se méfier, car représentant une menace pour notre société. Le droit international, européen et national ont prévu une clause pour ne pas protéger celui que ne le mériterait pas, celui qui serait un danger pour la société qui l’accueille. Cela se traduit, d’une part, par l’exclusion du statut de réfugié d’une personne qui aurait commis des crimes graves dans son pays d’origine – pensons par exemple à des génocidaires qui auraient fui leur pays une fois leur folie meurtrière stoppée – et d’autre part par une possibilité de révoquer le statut – voire la qualité dans certains cas – de réfugié de celui ou celle qui représenterait une menace pour le pays qui lui accorde sa protection. Or, cette seconde option est largement mise en œuvre en ce moment par la France et cela pose beaucoup de questions.
Entre protection intangible et enjeu sécuritaire
Par une énième offensive médiatique, président de la République et ministre de l’Intérieur ont rappelé que l’expulsion de personnes représentant une menace à l’ordre public était une priorité. Le 7 mai 2021, le ministre de l’Intérieur rappelait déjà dans le journal Le Monde « [nous avons] mis un accent particulier sur la déchéance de protection pour ceux qui ont commis des actes répréhensibles ». Le ministre évoque ainsi que 147 révocations de protection ont été opérées depuis le début de l’année soit déjà plus que les années précédentes. Cependant, ce n’est pas si simple. D’une part, car, rappelons-le, ni le ministère de l’Intérieur ni les préfets ne peuvent décider de ces retraits de protection, mais uniquement l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) – organisme indépendant qui ne peut, ou ne devrait, recevoir d’instruction ou d’ordre du pouvoir exécutif. D’autre part, car il faut opérer une distinction dans cette protection liée à l’asile. Selon le droit, il existe une différence essentielle entre la notion de statut de réfugié de celle de la qualité de réfugié. Le statut peut se résumer par les droits qui sont attachés à la qualité de réfugié (droits sociaux et politiques notamment) et c’est de la reconnaissance de la qualité de réfugié que découle l’octroi du statut. Et puisque l’État accorde ces droits, il est concevable qu’il puisse les retirer si la loi le lui permet. La notion de qualité, préexistante donc au statut, est la reconnaissance objective des risques que la personne encourt dans son pays d’origine. Cette qualité est par conséquent intrinsèquement liée à son histoire, à sa situation personnelle, à son orientation politique ou sexuelle, à son parcours, à ses croyances religieuses, bref intrinsèquement liée à ce qu’elle est. Pour être complet, la qualité de réfugié peut aussi être remise en question par deux procédures, la cessation et l’exclusion. La cessation de la qualité de réfugié, prévue à l’article 1.C de la Convention de Genève, concerne les personnes dont les craintes en cas de retour dans leur pays d’origine ayant justifiées la protection à un instant T n’existent, objectivement, plus. La procédure d’exclusion, prévue quant à elle à l’article 1.F, peut être opposée aux personnes qui, justifiant de réelles craintes et de risques de persécutions, ne méritent pas la protection internationale. Dans ce cas, cependant, ces personnes exclues de l’asile ne peuvent pas être expulsées vers leur pays de nationalité du fait de la reconnaissance de l’existence de craintes et donc du principe de non-refoulement.
Malgré donc les possibles retraits de protection, du statut, voire de la qualité de réfugié, une personne ne peut en aucun cas être expulsée en simple guise de punition pour un comportement quelconque. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a bien rappelé cette nécessaire distinction et a également rappelé dans une décision du 14 mai 2019 que la révocation du statut n’avait pas d’incidence que la protection liée à la qualité de réfugié. Le juge européen ne s’arrête d’ailleurs pas là et vient apporter une protection absolue aux personnes réfugiées en estimant qu’au vu des valeurs européennes largement protégées par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, il était tout simplement impossible d’expulser une personne ayant la qualité de réfugié vers le pays qu’elle avait fui.
Bien que la jurisprudence de la CJUE devrait s’appliquer de manière directe dans les États membres et donc que la protection absolue que nous venons de voir, prévue par le juge européen, devrait être relayée par le juge national, un bras de fer entre juridictions est en cours, et certains juges français, dont le juge des référés de la plus haute juridiction de l’ordre administratif, le Conseil d’État, ont décidé que cette protection due à l’asile n’était pas intangible. À plusieurs reprises en effet, le juge administratif a décidé de ne pas protéger des personnes réfugiées contre l’arbitraire de l’administration en ne s’opposant pas à leur expulsion cela donc en violation du droit international et de la jurisprudence de la CJUE.
Alors que le chemin était tracé, pourquoi ce revirement de jurisprudence ?[1] La question est cruciale et illustre un débat déjà ancien au sujet de la protection des personnes représentant une potentielle menace à l’ordre public, se cachant derrière cela l’épineuse question ; les personnes liées à des activités terroristes peuvent-elles et doivent-elles bénéficier des droits communs et doivent-elles être protégées au titre des droits humains ?
Ces questions sont certes délicates, mais la réponse est simple : oui. Les droits humains et la protection qui en découle ne peuvent en aucune manière souffrir de restrictions. Ce positionnement du juriste ne répond pas évidemment à l’émotion des drames qui endeuillent nos nations. Cependant, c’est un principe phare de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : les droits humains sont inaliénables. En aucune raison, nous ne pouvons nous permettre d’accepter un relativisme des droits humains. Qu’importe le comportement, le passé ou la menace qu’une personne représente ; il est primordial de sacraliser l’être humain en toute circonstance et c’est bien là l’honneur des valeurs véhiculées par les différentes déclarations des droits humains. Cette question s’est déjà posée avec le traitement des prisonniers dans les prisons de Guantanamo ou d’Abu Ghraib et les actes de torture qui ont été infligés aux prisonniers. De même, cette question s’était posée pour les conditions de détention de Salah Abdeslam jugées indécentes au regard de son droit à une vie privée ou encore pour ces enfants, fils et filles de djihadistes, abandonnés par l’État français dans des camps de prisonniers en Irak.
Il faut lutter contre ce relativisme, car il représente un danger considérable et insidieux sur notre société. D’une part, car il nécessaire et primordial de combattre l’obscurantisme, mais nous battre pour une société pacifiée et juste ne peut avoir de sens si nous le faisons avec cet idéal en tête. Si nous admettons qu’un traitement inhumain, que des actes de tortures voire une atteinte à la vie est acceptable alors nous ne valons pas mieux que ceux que nous combattons. Le droit international s’est développé siècle après siècle pour mettre fin aux guerres et aux souffrances des populations. Il est venu sacraliser l’être humain. Qu’importe donc la politique sécuritaire, les droits humains ne peuvent souffrir d’aucune exception ni restriction. Et cela, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) l’a rappelé concernant précisément une situation d’une personne réfugiée menacée d’expulsion dans son pays d’origine. La CEDH estime, dans un arrêt mettant justement en garde la France que, malgré le danger que représente le terrorisme et donc l’importance de la lutte antiterroriste, la protection reconnue par la Convention européenne des droits de l’homme et notamment son article 3 qui prohibe les traitements inhumains et dégradants est absolue.
D’autre part, car si aujourd’hui nous acceptions collectivement que les droits humains puissent être à géométrie variable alors nous acceptons d’ouvrir une véritable boîte de Pandore. Cela est déjà visible. Le ministre n’évoque pas simplement son souhait de permettre des procédures de révocation du statut de réfugié contre les personnes condamnées pour terrorisme, mais simplement connues pour leur radicalisation, voire aujourd’hui simplement condamnées pour des faits de droits communs.
Alors qu’un bras de fer juridique est lancé, le ministère de l’Intérieur lui ne laisse guère de place à l’hésitation sur la politique qu’il veut mener. La question sécuritaire est devenue une priorité pour le gouvernement, et en violant les engagements internationaux de la France envers la protection des droits humains, la réponse est catastrophique. Il est ainsi primordial et urgent que le juge interne replace la question du respect des droits fondamentaux au cœur de toutes les préoccupations.
__________________________________
[1] Il s’agit en effet d’un véritable revirement, car le Conseil d’État, saisi sur d’autres questions a pu confirmer dans une décision Cimade et autres, du 27 novembre 2020, n° 428178, cette distinction entre le statut et la qualité de réfugié.