18.12.2024
Des élections biaisées, un retour dans le monde arabe : où en est la Syrie ?
Interview
31 mai 2021
Ce 26 mai 2021, des élections présidentielles ont eu lieu en Syrie, sans surprise quant aux résultats. De son côté, Bachar al-Assad renoue le dialogue avec certains États du monde arabe. Une tentative de retour en tant que puissance incontournable, malgré un pays ravagé. Le point avec David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’IRIS spécialisé sur la région du Moyen-Orient.
Le 26 mai se sont déroulées les deuxièmes élections présidentielles en Syrie depuis le début de la guerre. L’actuel président Bachar al-Assad se présentait face à Abdallah Salloum Abdallah, ex-ministre d’État, et Mahmoud Mareï, candidat de l’opposition accepté par le pouvoir. Que pouvait-on attendre de ces élections ? Dans quel contexte se sont-elles tenues ?
On ne pouvait pas en attendre grand-chose dans la mesure où le processus électoral est totalement biaisé. Il n’est d’ailleurs pas reconnu par les pays occidentaux dont les États-Unis et les pays de l’Union européenne qui le stigmatisent comme « ni libre ni juste » et ce d’autant moins qu’il fait fi du processus initié dans le cadre des sessions successives du Comité constitutionnel instauré fin octobre 2019 sous l’égide de l’ONU, comité constitutionnel en charge de l’élaboration d’une nouvelle Constitution et ayant vocation à organiser des élections libres avec l’aide de la communauté internationale. Avec ces nouvelles élections, il s’agissait surtout pour le régime de Damas de présenter la façade d’une forme de normalisation puisque la précédente élection présidentielle s’était tenue en pleine guerre civile, le 3 juin 2014. Bachar al-Assad y avait alors recueilli 88,7 % des suffrages avec un taux officiel de participation de 73,42 %, un résultat largement sujet à caution, compte tenu des conditions pour le moins problématiques d’un processus électoral organisé exclusivement dans les zones sous contrôle du régime et qui en faisaient déjà un « simulacre d’élection ». Or, fondamentalement, les choses n’ont pas changé depuis, alors que le taux de participation se monterait en mai 2021 – contre toute évidence, notamment du fait des quelque 6,5 millions de Syriens exclus de facto pour s’être réfugiés à l’étranger, sans parler des déplacés internes -, à 76,64 % du corps électoral, soit 14,2 millions de personnes ayant officiellement participé au scrutin, sur les 18,1 millions appelés à le faire.
Bachar al-Assad finalement réélu pour un quatrième mandat à hauteur de 95,1 % – un score digne des régimes soviétiques – se présentait face à deux candidats destinés à donner le change, l’opposition au régime parlant de « farce électorale » : un député et ancien ministre d’État qui pouvait difficilement passer pour un farouche détracteur de l’actuel président et n’a recueilli que 1,5 %, et Mahmoud Mareï qui entendait se présenter comme un « vrai candidat » – en sous-entendant que cela n’était pas le cas de son concurrent – au motif qu’il a passé six ans dans les geôles du régime, et qui n’a obtenu que 3,3 % des votes. Il convient de préciser que pour pouvoir se présenter et voir sa candidature validée par la Haute Cour Constitutionnelle, il fallait pouvoir prouver avoir passé les dix dernières années en Syrie plongée dans les affres de la guerre civile, c’est-à-dire ne pas avoir fui le pays, une manière d’exclure de facto les opposants exilés à l’étranger. La candidature de Mahmoud Mareï ne pouvait donc pas être validée par l’opposition de l’extérieur, car considérée comme une émanation de l’opposition « tolérée » de l’intérieur.
Ce processus électoral est donc une fiction démocratique pour cautionner une forme de normalisation puisque l’essentiel des combats s’est achevé et qu’il s’agit aujourd’hui de montrer que le cours des choses normales reprend ses « droits », même si c’est évidemment loin d’être le cas. La souveraineté du régime syrien s’exerce en effet sur seulement 65 % du territoire et les élections n‘ont eu lieu ni dans le Nord-Ouest syrien (soit le « protectorat turc » au nord du pays comptant 1,3 million de personnes ou l’enclave islamiste d’Idlib où vivent quelque 3 millions de personnes) ni dans le Nord-Est syrien sous contrôle des forces kurdes et où vivent 2,6 millions de personnes). C’est donc un processus électoral pour le moins hypothéqué dans ses attendus démocratiques. L’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie, Geir Pedersen a, pour sa part, indiqué que l’élection présidentielle ne faisait pas partie du processus politique prévu par le Conseil dans sa résolution 2254 (18 décembre 2015). Or, cette résolution, votée du reste à l’unanimité du Conseil de sécurité, enjoint aux Nations unies de réunir les deux parties (gouvernement syrien et opposition) pour entamer des négociations officielles et organiser des élections sous sa supervision, dans le but de mener une transition politique inclusive prévue explicitement par le processus du Comité constitutionnel.
Le 3 mai 2021 a eu lieu une rencontre entre le chef des services de renseignements saoudien, Khalid ben Ali al-Humaidan, le président syrien Bachar al-Assad et le chef des renseignements syriens Ali Mamouk. Une première depuis la rupture des relations entre les deux pays en 2012, au début de la guerre civile syrienne. Quels sont les intérêts de l’Arabie saoudite dans un rapprochement avec la Syrie ?
Le général Khalid ben Ali al-Humaidan, directeur du Riāsat Al-Istikhbārāt Al-Āmah ou General Intelligence Directorate (GID) selon l’acronyme anglo-saxon, c’est-à-dire des services secrets saoudiens, s’est rendu à Damas pour rencontrer son homologue, en l’occurrence Ali Mamlouk, un proche parmi les proches du président Bachar al-Assad. Il faut préciser qu’Ali Mamlouk avait, pour sa part, déjà fait fin juillet-début août 2015 un discret déplacement en Arabie saoudite alors que la guerre civile syrienne atteignait des sommets. De fait, cette rencontre du 3 mai 2021 constitue un signe très fort, car elle aurait également donné lieu à une rencontre avec le président Bachar al-Assad. Intervenue deux semaines avant les élections présidentielles dont le résultat ne faisait aucun doute, cela revenait à conférer une reconnaissance implicite à Bachar al-Assad comme futur président élu. C’est donc une manière spectaculaire de renouer le lien coupé en février 2012 lorsque les relations diplomatiques de l’ensemble des pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) avaient été rompues et d’esquisser un rapprochement avec Damas. Les raisons en sont multiples. Cela revient, tout d’abord, à prendre acte de la victoire militaire, sinon politique, du régime de Bachar al-Assad sur la rébellion. Cette réalité géopolitique avait somme toute déjà été reconnue par le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, dit MBS, contraint d’admettre dans une interview accordée le 29 mars 2018 à l’hebdomadaire américain Time que « Bachar al-Assad restera probablement au pouvoir » tout en espérant qu’il ne deviendra pas « une marionnette aux mains de l’Iran » – ennemi avéré de Riyad – après l’échec de l’insurrection contre le régime de Damas. Mais c’est aussi une manière de prendre en compte le fait que la déstabilisation de ce dernier a eu un effet contre-productif dans la mesure où elle a finalement profité à des acteurs régionaux non arabes, en l’occurrence la Turquie du président Erdogan présente désormais durablement dans le nord de la Syrie, et l’Iran qui s’est investi militairement directement dans le conflit syrien au profit du régime alaouite de Damas. En arrière-plan affleure l’idée partagée par les autres membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) que le seul moyen de faire revenir la Syrie dans le giron arabe est précisément de renouer les liens avec Damas, en rouvrant notamment l’ambassade saoudienne à Damas. Pas à n’importe quelles conditions néanmoins, car Riyad attendrait quelque chose comme un geste de la part du président syrien, notamment en prenant un peu ses distances avec son parrain iranien, ce qui est loin d’être acquis. Des actions avaient déjà été initiées par d’autres membres de Conseil de coopération du Golfe (CCG), notamment les Émirats arabes unis qui avaient décidé la réouverture de leur ambassade à Damas le 27 décembre 2018, suivis d’ailleurs le lendemain par Bahreïn qui n’avait évidemment pas pu prendre cette initiative significative sans l’aval tacite de l’Arabie saoudite. Bahreïn, sous « protectorat » saoudien, fait en effet souvent figure de « poisson-pilote » de Riyad qui, pour l’instant, n’a pas passé le pas même si l’Arabie saoudite a discrètement autorisé, en 2020, l’entrée sur son territoire de camions syriens chargés de marchandises – ce qui constitue en soi un revirement par rapport aux restrictions imposées depuis les débuts de la guerre et le signe tangible d’un éventuel dégel des relations entre les deux pays.
Plusieurs pays arabes ont approuvé l’éventuel retour de la Syrie au sein de la Ligue arabe. Qu’impliquerait une telle décision dans le jeu des relations au Moyen-Orient ?
La Syrie avait effectivement été suspendue, à l’initiative de l’Arabie saoudite et du Qatar, comme membre effectif de la Ligue arabe en novembre 2011 du fait de la militarisation du conflit syrien et, depuis lors, elle s’est retrouvée faire figure d’État paria. Or, il y a aujourd’hui des velléités de permettre la réintégration de la Syrie au sein de l’instance arabe. On peut rappeler qu’en mars 2013, l’organisation de la Ligue arabe avait envisagé d’attribuer le siège de la Syrie à l’opposition en exil, mais à l’époque, trois pays s’y étaient opposés : l’Algérie, l’Irak et le Liban, voire le Yémen. Une position de principe pour l’Algérie qui a mené une guerre civile contre les islamistes durant la « décennie noire » (1991-2002) et qui garde sans doute encore en mémoire l’accueil réservé en 1855 à l’émir Abdelkader El Djezairi, chef militaire et religieux algérien, âme d’une insurrection anti-française écrasée par le pouvoir colonial, et finalement exilé à Damas. « La Syrie semble indispensable à la bonne marche de la Ligue arabe », avait souligné le chef de la diplomatie algérienne, Abdelkader Messahel, dans une interview accordée à Russia Today Arabic en septembre 2017. Quant à l’Irak désormais dirigé par un pouvoir chiite, ainsi qu’au Liban « caisse de résonnance confessionnalisée » des rivalités géopolitiques mettant aux prises les puissances régionales saoudienne et iranienne, les deux pays pouvaient difficilement se désolidariser totalement d’une Syrie dont le régime alaouite bénéficiait du soutien armé de l’Iran entre autres via les milices chiites irakiennes et le Hezbollah libanais. De même pour le Yémen, depuis 2015 largement sous l’emprise de la milice des Houthis soutenue par Téhéran.
Aujourd’hui, un rapprochement s’esquisse manifestement avec l’idée d’un retour de la Syrie au sein de la Ligue arabe dont elle fut l’un des six membres fondateurs en 1945. L’Irak est l’un des pays qui soutient ce retour de la Syrie au sein de l’organisation panarabe. Mais ce processus est largement promu également par l’Égypte du président al-Sissi qui a renversé le président « frériste » Mohamed Morsi le 3 juillet 2013, et considère désormais Bachar al-Assad peu ou prou comme un équivalant luttant contre le « terrorisme » islamiste. Son ministre des Affaires étrangères Sameh Choukri a la mission d’essayer de ramener la Syrie dans le giron arabe dont elle s’était soustraite du fait de ses soutiens étrangers. « Le retour de Damas serait vital pour le maintien de la sécurité nationale arabe », a ainsi déclaré dernièrement Sameh Choukri. Ce retour est discrètement piloté par Abbas Kamel, à la tête depuis le 23 juin 2018 du Gihaz al-Mukhabarat al-Amma, le service des renseignements généraux égyptiens. Le président Abdel Fattah al-Sissi, « anti-frériste », voit en effet d’un très mauvais œil la présence de la Turquie du président Erdogan dans le nord-ouest de la Syrie. La motivation du prince héritier Mohammed ben Zayed d’Abu Dhabi, dont l’obsession « anti-frériste » est plus prégnante encore que celle de l’Iran, est convergente avec celle du président Abdel Fatah al-Sissi. La rivalité croissante avec la Turquie – de la Libye à la mer Rouge – conduit logiquement les Émirats arabes unis à contrer la stratégie d’Ankara en Syrie. Ramener ce pays dans le cadre de son « arabité » serait ainsi vu comme un moyen de pouvoir maîtriser un certain nombre de variables qui ont, jusqu’ici, échappé aux acteurs arabes de la région.