12.12.2024
La laborieuse ascension du sport au féminin
Presse
14 mai 2021
Dans votre rapport « Sport mondialisé : les défis de la gouvernance », vous expliquez que, pendant de longues années, la féminisation du sport a été une question volontairement laissée de côté par les instances gouvernantes. La pratique sportive féminine date des années 1920, qu’est-ce qui explique que cette question n’ait pas été davantage considérée avant ?
Le sport féminin se développe à partir des années 1920, mais il y a un certain nombre d’interdictions faites aux femmes, celles de jouer, d’arbitrer, de diriger. Le sport au féminin a été laissé sous cloche pendant une soixantaine d’années. Ce n’était qu’une anomalie sympathique. Le sport ne s’entendait que quand il était masculin.
Il y a néanmoins un tournant qui s’opère dans les années 90. À quoi est-il dû ?
On comprend enfin, à partir des années 90, que les choses sont politiques. Par la suite, il a fallu refaire son trou. Tout ne s’est pas fait de but en blanc. Il a fallu procéder par à-coups avec des chartes, des conventions, des résolutions… Le programme d’action de Pékin, par exemple, va fixer des objectifs et des actions très clairs sur le développement de la place de la femme au sein de la société. Il y a aussi eu la création d’un certain nombre de compétitions comme la Coupe du monde féminine de football ou celle de rugby. Des efforts ont également été faits au niveau du CIO avec la levée d’interdictions. La dernière en date remonte à 2012 avec l’introduction de la boxe féminine aux Jeux Olympiques. Ce n’est qu’en 1991 que la Coupe du monde de foot féminine voit le jour. Cette première édition, en Chine, fut remportée par les États-Unis.
Vous diriez qu’elle ressemblait à quoi la pratique sportive féminine avant les années 90 ? Quels étaient les principaux freins à son développement ?
Les infrastructures. Je prends l’exemple du football. Personnellement, j’en ai fait dans le club de ma ville. Si j’avais continué de manière plus soutenue, mes parents auraient dû faire des dizaines de kilomètres pour me conduire dans un club plus important parce que, passé 12-13 ans, mon club d’origine n’était plus en capacité de pouvoir m’accueillir. Pour les garçons, la question ne se posait pas. Ce n’est pas seulement une question d’interdictions, mais davantage une question d’accès à la pratique, mais bien une question d’infrastructures.
Cette problématique a ceci de particulier qu’elle est mondiale. Existe-t-il néanmoins des pays qui ont eu une démarche plus progressiste que les autres dans ce domaine ?
Aux États-Unis, il y a eu le « Title IX ». Ça a été l’élément déclencheur qui a permis le développement de la pratique féminine, et notamment du football, au sein des universités. C’est grâce à cela que les résultats des footballeuses américaines sont aussi bons aujourd’hui, à l’échelle nationale comme internationale. On peut également penser à l’Angleterre qui a fait un pari sur un certain nombre de compétitions avec la volonté de les développer. C’est le cas, notamment, du football et de rugby. Des investissements importants ont été réalisés et il y a une vraie stratégie d’attraction des joueuses les plus capées. En France, nous sommes encore, je crois, à un stade un peu en-dessous. On considère que ce qui est fait est déjà extrêmement bien, extrêmement positif et on ne va pas forcément chercher à aller un peu plus loin.
Le sport féminin comme enjeu politique revient à penser qu’il faut nécessairement en passer par la loi pour que la pratique soit prise en considération…
C’est ce que disait Churchill : la démocratie n’est pas le meilleur des systèmes, mais il est le moins pire. La question de la loi, c’est un peu pareil. Il y a une obligation légale et, pour l’instant, nous n’avons pas trouvé mieux pour faire avancer les choses. S’il n’y a pas cette incitation, cette obligation, les choses n’aboutissent pas toujours aussi vite.
La loi est bien souvent, dans ce domaine, plus une incitation qu’une obligation. Or, sans obligation, on s’en remet au bon vouloir. En France, par exemple, seules deux femmes sont à la tête de fédérations olympiques par exemple…
Encore une fois, c’est la théorie des petits pas. Il y a peu, il n’y avait aucune femme dans les organigrammes ou alors leur rôle était complètement phagocyté par d’autres postes. Il y a désormais une montée en puissance de femmes dirigeantes. Nous arrivons à la fin d’un cycle et la vraie question est de savoir comment les choses vont rebondir, comment elles vont être repensées. Est-ce que ces femmes qui étaient vice-présidentes, ou secrétaires, vont pouvoir évoluer dans la hiérarchie ou est-ce que, au contraire, les choses vont stagner ?
Vous évoquez les Jeux Olympiques comme maître étalon de la féminisation du sport. Tokyo et Paris devraient présenter des effectifs masculins et féminins équivalents. Pour ça, le programme a été revu et certaines disciplines masculines ont été supprimées comme le 50 km marche, par exemple. Est-ce que, finalement, ce n’est pas de la poudre aux yeux ?
C’est la grande question posée au CIO. Le Comité International Olympique considère que, au cours des dernières années, des efforts considérables ont été faits pour arriver à plus d’égalité au sein des corpus d’athlètes, au sein des instances dirigeantes, pour avoir plus de femmes au sein de la commission des athlètes… ce qui est vrai. La situation est peut-être encore à perfectionner pour les Jeux Olympiques d’hiver où il y a un différentiel important. Pareil pour les Jeux Paralympiques. C’est également le cas au niveau des instances dirigeantes. Des efforts énormes ont été faits qui ont permis un bond considérable du nombre de femmes au sein des commissions puisqu’on est passé de 20 à 47. Mais ce qui est intéressant, c’est de regarder les commissions au sein desquelles ces femmes sont présentes. Il y en a où il y a une vraie représentation mixte, pour d’autres, c’est encore très largement masculin.
L’égalité ne devrait-elle pas d’avoir un 50 km marche féminin et un 50 km marche masculin ? Or la discipline a été purement et simplement supprimée aux prochains Jeux…
Le CIO est coincé entre, d’une part, cette volonté d’afficher une égalité à peu près parfaite entre le nombre de sportifs et de sportives et, d’autre part, le fait que le programme olympique n’est pas extensible. Il a fallu faire des choix. Yohann Diniz (recordman du monde du 50 km marche, Ndlr) a exprimé sa déception et je peux parfaitement comprendre que ce soit perçu comme une injustice. À mon sens, il faut faire preuve de pédagogie, expliquer les choses, trouver des solutions. Il ne faut pas trancher dans le vif pour faire place nette ce qui, qui plus est, dessert le propos.
Le tournant vers plus d’égalité hommes/femmes est Barcelone, en 1992. Cette année-là, les sportives représentent 29 % des engagés soit deux fois plus qu’à Mexico, en 1968. Il faudra néanmoins attendre Rio, en 2016, pour qu’elles soient 45 %. Qu’est-ce qui explique la longueur du processus de féminisation ?
En 1992, le sport féminin devient un sujet politique et non plus un sujet relégué au denier point dans « points divers » de l’ordre du jour des réunions statutaires des organisation sportives. L’aspect sportif joue aussi. Les compétitions se multiplient et font découvrir de nouvelles pratiques. La première compétition internationale féminine de football a été créée en 1991 et le football est devenu officiellement pratiqué par les femmes aux Jeux Olympiques, en 1996. Mécaniquement, le fait de féminiser les sports a rajouté une part plus importante des femmes au sein des contingents de sportifs.
Comment comprendre que la différence entre le nombre de participants et de participantes soit plus marquée pour les Jeux paralympiques et les Jeux d’hiver ?
Le CIO se repose beaucoup sur les Jeux Olympiques d’été parce que c’est sa signature, sa marque, mais il sait qu’il est aussi regardé, épié, commenté et critiqué sur les Jeux d’hiver de Pékin, en 2022. Il y a une vraie obligation de la part des Fédérations de présenter des hommes et des femmes dans la même discipline. À ce titre, il va falloir se bouger. Jeux Olympiques d’été et Jeux Olympiques d’hiver, c’est un mouvement qui se suit. Aux JO d’hiver de Pyeongchang, en 2018, il y avait 43 % de femmes contre 57 % d’hommes ce qui n’est pas si éloigné des Jeux d’été de 2016, à Rio, avec 45 % / 55 %. Il sera intéressant de regarder les chiffres après Pékin 2022. Et d’en tirer les enseignements.
Vous évoquez les résistances à l’intérieur même des organisations sportives. Il y a encore beaucoup de réticences à donner aux femmes des postes à responsabilité. Et là encore, le phénomène est mondial. Seuls 8% de femmes sont à la tête de fédérations internationales olympiques. Que faire pour inverser la tendance ?
N’oublions jamais l’importance de la médiatisation de ces rôles-là. De même que pour ce qui est du domaine sportif, on comprend l’importance des rôles modèles. C’est parce que vous voyez une présidente, une secrétaire de fédération, une femme prendre la parole sur un sujet stratégique pour votre sport que vous arrivez à vous dire que c’est possible. L’autre élément est celui de la formation. Aujourd’hui, il y a des groupes de travail et des entités qui réalisent des formations pour les dirigeantes afin de leur permettre de se familiariser avec un certain nombre de codes, d’arriver à convaincre un auditoire du bien-fondé de leur démarche, de faire passer des messages… C’est un élément essentiel si on veut améliorer ces statistiques-là, pour que ce plafond de verre, même s’il est toujours présent, se craquelle petit à petit.
Est-il envisageable, dans un avenir proche, de voir une femme présidente du CIO ou de la FIFA ?
On y travaille. Pour être parfaitement honnête, j’ai plus d’espoirs de voir une femme arriver à la tête du CIO que dans le football. Je pense que, en ce qui concerne la FIFA, on part de tellement loin qu’il faudra encore longtemps avant que ça ne se produise.
Même si le travail que fait Fatma Samoura en tant que secrétaire générale est considérable, je ne suis pas certaine, malgré tout, que ça puisse être suffisant pour qu’elle soit considérée comme le successeur de Gianni Infantino. Autant j’ai l’impression qu’une femme à la tête du CIO ne relève pas de la science-fiction, autant, pour ce qui est de la FIFA et au regard de l’énorme machine qu’est le football masculin, je crains que cela ne relève plus de la plus douce utopie… Du moins pour les dix-quinze années à venir. Même si j’espère me tromper.
Dans votre rapport, vous parlez d’un facteur qui pèse aussi sur le sport féminin, c’est la pandémie du Covid-19. Vous dites qu’elle n’a pas généré de nouvelles inégalités mais qu’elle a aggravé celles déjà existantes. En quel sens ?
Il faut avoir en tête qu’il y a deux piliers essentiels pour se développer : la pratique et la médiatisation. Durant la pandémie, beaucoup de compétitions ont été annulées purement et simplement, d’autres ont été décalées – les Coupes du monde de foot et de rugby par exemple –. La médiatisation, elle, a été quasi inexistante. Pendant le premier confinement, on n’a jamais vu de sport féminin à la télé, on préférait repasser les compétitions masculines.
Votre rapport laisse à penser que l’avenir du sport féminin, notamment professionnel, est menacé. La situation est très alarmiste ?
Tout à fait. Certains investisseurs commencent à se détourner de cette niche qu’est le sport féminin. Certains diffuseurs ne sont pas sûrs de vouloir poursuivre dans ce secteur-là. Il y a également eu des choix à faire pour les patrons de clubs qui ont considéré qu’il était désormais plus important de se concentrer sur les garçons, qu’il fallait revenir à la base. Il y a une vraie menace pour le sport au féminin. Alors qu’on rentrait dans un cycle plutôt positif, cette crise a mis un vrai coup de frein. Certains, certaines, considèrent même que l’on a fait un bond en arrière de plusieurs années et qu’il va donc falloir relancer la machine et se re-confronter aux mêmes difficultés.
Que faut-il faire pour inverser la tendance ?
Il faut interpeller, poser la question, secouer le cocotier et voir ce qu’il en tombe. Il faut décrypter les avancées, les efforts faits, les freins persistants. L’idée est aussi de parler, de mobiliser, d’intéresser et de montrer qu’il faut une vraie volonté politique. Et cette volonté politique, pour la mobiliser, il faut des chiffres, des analyses, des reportages, des articles sur ce sujet. Mais je pense que les plus grosses avancées vont venir des athlètes eux-mêmes. Les sportifs et les sportives sont les principaux acteurs du sport or, on ne leur donne jamais la parole ou, si on la-leur donne, elle est rabaissée, on les renvoie à leur statut de sportif et pas plus. J’ai l’impression que c’est par ces voix-là que les choses vont être amenées à évoluer.
Propos recueillis par Sophie Danger pour ÀBlock!.