20.11.2024
Ceuta, confin conflictuel entre Espagne et Maroc : crise migratoire ou différend diplomatique ?
Tribune
21 mai 2021
Ceuta, « vieille ville espagnole », de 84 000 habitants, enclavée dans le Rif marocain, depuis le XVe siècle, avait-elle oublié qu’elle a un autre nom, plus ancien, arabe celui-là, Sebta. Ses rives et ses rues ont été saturées, du 17 au 19 mai 2021, par l’arrivée massive de jeunes, et même très jeunes migrants, marocains, dans leur grande majorité. « No hay Moros en la costa », « Pas de Maures en vue, la voie est libre ! », dit-on en castillan. Par un curieux retour des choses, ce dicton populaire, venu de la nuit des temps, a pris, à Ceuta, ces jours derniers, un sens inversé, inattendu. Le chemin de Ceuta a été achalandé, selon les médias par près de 8 000 migrants « moros », venus de Fnideq/Castillejos, plage marocaine frontalière. Que s’est-il donc passé sur le chemin de Fnideq à Ceuta du 17 au 19 mai ? Cette vague humaine était-elle prévisible, inscrite dans la logique géographique inégale des rapports « Nord » / « Sud » ?
Il y a incontestablement de ça. Il y a bien eu pression migratoire, pression ancienne qui a conduit les autorités de Madrid à édifier au fil des années un réseau de barbelés qui n’a rien à envier à celui qui sépare États-Unis et Mexique. Les raisons en sont identiques. Le mal développement de l’Afrique, Maroc inclus, alimente la tentation de remonter vers le nord, Eldorado paradoxal, vu comme tel par les téléspectateurs africains. Ceuta et sa voisine Melilla, les îles Canaries, et le sud de la péninsule ibérique sont confrontés à un phénomène migratoire structurel.
La crise sanitaire – la pandémie et ses retombées économiques – n’ont rien arrangé. Depuis un an, les frontières des enclaves espagnoles, pourvoyeuses de travail domestique, de petits boulots, et de trafics divers, sont hermétiquement fermées des deux côtés. Des milliers de Marocains, travailleurs pendulaires, résidant à Nador ou à Tétouan, se sont brutalement trouvés le bec dans l’eau, sans ressources. « Les jeunes », entrés en force et à la nage à Ceuta, interrogés par les journalistes espagnols, sont unanimes. « On veut rester ici », « Chez nous il n’y a pas de travail ».
Pour autant cette crise est-elle seulement ou essentiellement migratoire ? Ses acteurs ont le profil du migrant économique lambda. Mais le nombre de ceux qui ont réussi à forcer les défenses frontalières espagnoles étonne. On comprend mieux le déroulé des évènements à la lecture de dépêches signalant la levée d’interdits terrestres par la police marocaine le 17 mai. Et à leur rétablissement, le 20 mai, l’assèchement des flux migratoires. Cette emballée humaine a été manifestement facilitée par le Maroc.
Rabat a instrumentalisé la chaleur migratoire, pour signaler un vif mécontentement diplomatique, en rétorsion d’un acte jugé inadmissible. L’accueil dans un hôpital espagnol, à Logroño, au nord du pays, sous un nom d’emprunt et un vrai-faux passeport algérien, du président de la RASD (République arabe sahraouie démocratique), Brahim Gali, victime du coronavirus. Le Sahara, ancienne colonie espagnole, est pour le Maroc une terre irrédente, légitimement restituée et intégrée au Royaume en 1975. Tout gouvernement contestant le bien-fondé de cette réintégration doit savoir qu’il s’expose à une réponse marocaine vigoureuse.
Le recours au robinet migratoire a rappelé les lignes rouges marocaines. Le message vise aujourd’hui l’Espagne. Mais l’avertissement est également adressé à tout autre pays, qui douterait de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. L’ONU certes ne reconnaît pas l’annexion de Rabat. Elle prône l’organisation d’un référendum. L’hospitalisation du leader sahraoui présentée comme humanitaire par l’Espagne a été jugée inamicale. Il s’agit pour Rabat d’un soutien déguisé aux revendications du Polisario, Brahim Gali étant soigné en Espagne sous une fausse identité. La reconnaissance par les États-Unis de la « marocanité » du Sahara, a donné à Rabat une carte maîtresse. Le Maroc s’en est saisi pour relativiser le droit international, toujours défendu par Madrid.
Ce faisant, Rabat a opportunément étouffé tout rappel de la contrepartie accordée à Washington, la normalisation officielle des relations avec Israël. Président d’un comité arabe pour Jérusalem (le comité Al-Qods), le Maroc, alors que les Palestiniens de Gaza et de Jérusalem sont en grave difficulté, aurait pu être interpellé par sa population, les partis politiques. Compte tenu de l’état social du pays, il y avait un risque évident de contestations incontrôlées. La carte du nationalisme abattue à Sebta a verrouillé avec efficacité tout dérapage.
Madrid est d’autre part piégé durablement par sa présence territoriale dans le Rif. Fort de l’expérience réussie en 1975 d’une « récupération » du Sahara espagnol, par l’envoi de milliers de civils sans armes au-delà de ses frontières, connu sous le nom de « Marche verte », le Maroc a rappelé à l’Espagne les 17, 18 et 19 mai que d’autres marches pourraient demain, être lancées sur Ceuta et Melilla. Afin de rétablir une unité géographique et historique remontant au IXe siècle. Et ce avec d’autant plus de crédibilité, qu’à Madrid, l’heure n’est pas à la cohésion nationale. Tout en appelant à la solidarité avec le gouvernement pour défendre la souveraineté espagnole menacée, la droite – le Parti populaire – et l’extrême-droite – Vox – ont fustigé un président, Pedro Sanchez, qualifié d’incapable et laxiste. Tandis que l’allié du PSOE Podemos, mezza voce, insistait sur la nécessité de traiter correctement les migrants. Alors qu’à Barcelone, les indépendantistes, en majorité instable, demandaient des comptes à Madrid.