ANALYSES

La solidarité internationale, un levier non négligeable pour régler les grands désordres du monde

Interview
18 mai 2021
Entretien avec Hervé Berville, député de la deuxième circonscription des Côtes-d'Armor, rapporteur du projet de loi de programmation relatif au développement solidaire, réalisé par Magali Chelpi-den Hamer, chercheuse à l’IRIS, responsable du programme Humanitaire-Développement


Dans la nuit du 17 au 18 mai, les sénateurs se sont prononcés sur le projet de loi de programmation relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales. Le vote a eu lieu lundi, à 23h27, et le texte a été adopté à une large majorité par 327 voix pour sur 344 votants. Le travail des rapporteurs, les sénateurs Hugues Saury et Rachid Temal, a été particulièrement salué par le Président de la Commission des Affaires étrangères et par les groupes qui se sont prononcés en fin de séance. Le débat parlementaire au Sénat a permis d’ajuster le texte adopté à l’Assemblée début mars, en intégrant notamment dans la loi une augmentation significative de la part de la taxe sur les transactions financières dans le financement de l’aide publique au développement. Plus de 80 amendements ont été examinés au Sénat, auxquels s’ajoutent les 666 amendements qui avaient auparavant été examinés au niveau de l’Assemblée nationale. Le député Hervé Berville a été rapporteur de ce projet de loi de programmation pour la chambre basse. Il répond aux questions de Magali Chelpi-den Hamer, chercheuse à l’IRIS, responsable du programme Humanitaire-Développement

Monsieur le député, vous avez porté ce projet de loi au niveau de l’Assemblée nationale. Le texte a été adopté le 2 mars dernier par 502 voix pour, 0 contre et 41 abstentions, et un vote largement positif vient d’avoir lieu au Sénat. Pourriez-vous nous rappeler quels sont les enjeux derrière ce projet de loi ?

Tout d’abord, il faut souligner qu’en cette période où la tendance est plutôt au repli sur soi, la France est quelque peu à contre-courant avec cette loi. En 2017, cela faisait 10 ans que l’aide au développement reculait en France. Plus récemment, c’est le Royaume-Uni qui a revu ses engagements financiers à la baisse, en passant d’un volume du budget dédié à l’aide au développement de 0,7 à 0,5% du revenu national brut. La période de pandémie ne fait que renforcer ces orientations et alors que les besoins sont immenses, il n’y a que peu de pays qui se sont engagés dans une augmentation importante et pérenne de son aide au développement. En augmentant continuellement l’aide publique au développement depuis 2017 et en ancrant enfin dans la loi l’engagement du 0,7%, la France est donc quelque peu à rebours.

Un autre axe différenciant ce projet de loi est qu’il ne cherche pas à lier l’aide publique au développement à la politique migratoire. Nous sommes partis du principe que la politique de développement international avait des objectifs propres – réduction des inégalités, éradication de la pauvreté, lutte contre les changements climatiques – et que par conséquent, c’était beaucoup trop réducteur de n’appréhender les relations avec les pays en développement qu’à l’aune des questions sécuritaires et migratoires. Contrairement aux pratiques d’autres pays européens, la France a sciemment choisi de ne pas relier l’aide publique au développement avec des objectifs d’immigration. Cette ligne est assumée et a été débattue de manière publique au Parlement. Cette approche a d’ailleurs été saluée par plusieurs ONG qui craignaient une instrumentalisation de la politique de développement.

Par rapport à la loi précédente sur le développement solidaire qui date de 2014, l’avancée majeure est que le projet de loi actuel inclut une véritable programmation financière. Au vu du contexte international ambiant, ce point est loin d’être anodin. Ce qui est clairement exprimé ici, c’est que nous reconnaissons que nous sommes interdépendants les uns des autres et que la solidarité internationale a toute sa place pour répondre aux défis communs de long terme et par conséquent qu’on doit donc lui allouer les moyens qu’il faut. Quand on parle d’agriculture, de changement climatique, de santé, d’économie, d’industrialisation, on voit bien que ces enjeux dépassent le cadre national et que les politiques de coopération internationale sont au cœur de la capacité des États à apporter des réponses efficaces durables. On ne pourra ainsi pas se sortir collectivement de la crise du Covid-19 et avoir une stratégie de vaccination qui est efficace si on laisse sur le bord du chemin des millions de personnes dans les pays en développement. Et comment voulez-vous régler la question du dérèglement climatique si vous ne contribuez pas à financer la transition économique énergétique de pays comme l’Inde ou l’Afrique du Sud qui sont encore très dépendants du charbon ? Le projet de loi de programmation relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales a une portée politique, au sens noble du terme, car il vise à déterminer comment, collectivement, on peut faire de la solidarité internationale un outil pour régler les grands désordres et dérèglements du monde.

On aurait pu augmenter l’aide publique au développement progressivement, au détour des discussions budgétaires annuelles, un peu en catimini finalement. Mais on a assumé de proposer une loi largement débattue, qui porte un certain nombre de valeurs et qui nous projette sur le long terme.

Le projet de loi prévoit un allègement de dette conséquent en 2021, pour 4,4 milliards d’euros, ce qui représente environ un quart du budget de l’État consacré à l’Aide publique au développement (APD). Cela montre un engagement conséquent de l’État français en bilatéral, qui est complété par d’autres dispositifs d’appui au secteur public dans les pays des Suds qui sont stratégiques pour la France. Les critiques d’une telle approche utilisent souvent la rhétorique de la mauvaise gouvernance des États bénéficiaires de l’aide pour argumenter un potentiel gaspillage d’argent public français. Pourriez-vous nous dire un mot sur les contreparties demandées à ces allègements de dettes, et sur les instruments dont la France dispose pour s’assurer que ce geste sera suivi d’effets dans les politiques sociales publiques des États qui en bénéficient ? 

 Alors que se tient aujourd’hui même à Paris le Sommet sur le financement des économies africaines, ces questions sont plus que jamais d’actualité. Ce qu’il faut comprendre lorsque l’on parle d’annulation de dette, c’est que l’idée promue par la France est de créer un cadre global international, au niveau du G7, du G20, du Club de Paris. Il est impératif d’y inclure la Chine et les acteurs privés, parce qu’ils concentrent une part importante de la dette, et que ce n’est qu’au niveau global, si tout le monde joue avec les mêmes règles du jeu, que les allègements de dette peuvent avoir un réel impact. La France ne veut surtout pas que chaque pays fasse sa petite annulation de dette de son côté. Le risque en effet pour les pays qui y ont recours est de se faire sanctionner par les marchés financiers.

Très concrètement, on ne peut pas obliger un pays à accepter un allègement de dette. Certains États hésitent d’ailleurs fortement, craignant que cela soit interprété comme un défaut de paiement par les marchés financiers et qu’ils soient lourdement sanctionnés après, lorsqu’ils recourent de nouveau à l’emprunt pour financer leur développement. C’est donc tout un dialogue politico-technique qui se construit entre la France et le pays débiteur. Les discussions se font de manière très concrète – quel est le taux d’endettement actuel ? où en est-on des échéances de remboursements ? Combien la France est-elle prête à concéder en termes d’annulation ? Combien le pays demande-t-il, sur quelle base et sur combien de temps ? Comment le pays compte-t-il se refinancer ? Et comment peut-on collectivement faire en sorte que les nouveaux emprunts contractés ne fragilisent pas les capacités financières du pays ?

Pour vous donner un exemple concret, le service de la dette du Ghana correspond en valeur au budget de l’Éducation nationale du pays. Potentiellement donc, quand on aura annulé la dette – ou une partie de cette dette – ; le Ghana va se dégager un espace budgétaire non négligeable qui pourra être utilisé pour financer les priorités. L’idée promue par la France est d’orienter ce nouvel espace budgétaire vers des projets d’investissement à fort impact pour construire l’économie de demain tout en renforçant les politiques sociales. Pour répondre à votre point sur la mauvaise gouvernance, ce désendettement ne doit évidemment pas financer des dépenses peu productives, voire inutiles. Pour être bénéfique, il faut que les allègements de dettes soient accompagnés et que soient inclus un renforcement des ressources domestiques fiscales au niveau local et une approche stratégique pour construire un endettement soutenable. L’endettement reste en effet indispensable pour financer les politiques publiques.

 Actuellement, en termes de programmation financière, le projet de loi prévoit une ligne « allègement de dette » et une ligne « C2D ».  Pour rappel, le C2D est un contrat de désendettement et de développement entre la France et le pays débiteur qui permet de reconvertir la dette. Concrètement, le pays débiteur continue d’honorer le service de sa dette, et à chaque échéance remboursée, la somme correspondante lui est reversée sous forme de don pour financer des programmes de lutte contre la pauvreté. Quel est votre point de vue sur ce genre de dispositif ? Pour l’avoir personnellement observé en Côte d’Ivoire, j’ai trouvé le C2D très pertinent pour dynamiser les politiques publiques d’éducation – les collèges de proximité ont été impulsés par un C2D – mais cela ne marche peut-être pas dans tous les contextes.

Certains allègements de dette sont directement faits par le Trésor, et certains sont ancrés dans des dispositifs C2D pour être sûr que l’espace budgétaire dégagé soit consacré à des politiques sociales et au développement du pays. Plusieurs C2D sont arrivés ou arrivent à échéance et la question aujourd’hui est de savoir si, pour les allègements de dette futurs, on repart sur ce dispositif ou si l’on choisit un autre modèle. On peut donc se demander s’il n’y a pas d’autres modes d’action moins pesants administrativement pour apporter un soutien concret aux personnes les plus fragiles, car il faut savoir que les C2D sont assez lourds et longs institutionnellement à mettre en place. Le C2D, qui est une exception française, est une indéniable réussite, mais on peut légitimement se demander si le périmètre européen ne serait pas tout aussi approprié, en ligne avec le cadre global dont je parlais tout à l’heure. Par ailleurs, on pourrait très bien imaginer un modèle où les pays débiteurs continueraient à rembourser leurs échéances de dette, mais où ces sommes seraient placées dans un fonds régional qui pourrait faire un effet levier avec, en définitive, un accès à une somme plus élevée que le montant remboursé. Toutes ces pistes sont aujourd’hui à l’étude.

Une diversité d’acteurs – associatifs, privés, publics – intervient dans le domaine du développement solidaire et de la lutte contre les inégalités mondiales. La coordination de toutes ces initiatives, et leur potentialisation est un réel enjeu que le projet de loi tente en partie d’adresser. De votre point de vue, va-t-on assez loin dans la structuration d’une coordination efficace, qui fasse dialoguer les logiques d’entreprises et les logiques bancaires avec celles associatives et publiques ? La promotion du bien commun étant l’apanage de tous, quelles sont les pistes pour éviter l’éparpillement des initiatives ? 

C’est une question qui est essentielle. Quand je travaillais à l’AFD au Mozambique, il existait un groupe qui s’appelait le G19 et qui était composé des 19 pays bailleurs. On faisait des réunions de coordination, mais à la sortie de ces réunions force est de constater que chaque pays, chaque acteur bilatéral allait voir séparément les ministères mozambicains et poussait pour mettre au centre du dialogue sur le développement ses propres priorités. Les tentatives de coordination en amont ont été donc, il faut le dire, quelque peu infructueuses et, au fond, illusoires. En matière de coordination, il est certain que nous avons là un vaste champ d’amélioration. Pour autant, il ne faut pas non plus que la coordination devienne l’alpha et l’oméga de la solidarité internationale et monopolise l’attention. Quand on corsète trop les choses, avec une coordination interinstitutionnelle des acteurs qui vise souvent à s’insérer dans des cadres prédéfinis par les pays donateurs, alors on ne laisse pas assez de place aux idées nouvelles, aux acteurs moins connus et, si vous permettez l’image, on ne laisse pas suffisamment entrer de l’air dans la pièce.

Ce qui est également essentiel, c’est d’aligner les stratégies entre ce que fait la communauté internationale, ce que font les pays qui financent et ce que souhaitent les pays partenaires. C’est un élément d’efficacité de l’aide, et cela a été maintes fois réitéré, notamment dans les déclarations de Paris et de Busan.

Pour moi, il y a trois éléments essentiels qui participent à aligner ces stratégies. D’abord, il faut que la France clarifie sa doctrine. Comment voulez-vous avoir une stratégie française lorsque vous ne savez pas où vous allez, à court, moyen et à long termes ? Le projet de loi a pour mérite de clarifier les objectifs prioritaires de la France – la santé, les changements climatiques, l’égalité femme-homme, les situations de fragilité – et de mettre par écrit que la France choisit de concentrer ses moyens sur ces points.

Ensuite, il faut que cette vision soit portée par un cadre stratégique fort. La création du Conseil présidentiel pour le développement en est la parfaite expression. Le développement a été mis au même niveau que la défense et la diplomatie, ce qui est une avancée significative.

Le projet de loi prévoit, enfin, la création de conseils locaux de développement (CLD), qui ont vocation à être des instances de concertation, mais surtout, des instances de co-construction locale du cadre de partenariat global. Le chef de file sera l’Ambassadeur de France dans le pays partenaire avec une implication sur les activités de l’Agence française de développement renforcée, et une coordination de la myriade d’acteurs qui interviennent dans le domaine de la solidarité internationale systématisée. L’Ambassadeur français va ainsi pouvoir mieux mettre en cohérence les priorités stratégiques françaises et les financements dans les pays partenaires. Ce travail plus étroit avec tous les acteurs de l’aide est nécessaire pour avoir plus d’impact et répondre plus efficacement aux défis, qu’ils soient urgents ou de plus longs termes. Ce pilotage politique renforcé et assumé n’est en rien une remise en cause de la confiance que nous avons dans la société civile, mais il faut marcher sur deux jambes, l’une bilatérale, à la coordination resserrée, et l’autre moins contrainte, pour laisser place au foisonnement d’idées. Je vous rappelle notamment que c’est dans cet esprit que le projet de loi acte un doublement des montants à la société civile locale ou encore qu’Emmanuel Macron a lancé, en décembre 2020, le Fonds d’innovation pour le développement qui est destiné à tous ceux qui souhaitent déployer des projets innovants. Ce fonds, doté de 15 millions d’euros, est présidé par la Prix Nobel Esther Duflo.

Le cadre local de développement permettra un dialogue stratégique annuel avec le pays partenaire et c’est à ce niveau où se décideront les secteurs prioritaires d’intervention. C’est un élément d’autant plus important lorsque l’on cherche à concentrer l’aide bilatérale comme c’est le cas actuellement. Cette nouvelle approche va donc permettre d’aligner plus fortement les stratégies de la France avec celles des pays partenaires tout en assumant les priorités financées.

Les contraintes excessives de redevabilité semblent peser de plus en plus sur l’aide publique au développement. Peut-on sortir de cette technocratisation de l’aide, et si oui, comment ? 

Vous avez posé le bon mot, et il faut à tout prix en sortir. Alors, comment faire ? Pourquoi en arrive-t-on à une telle bureaucratisation de l’aide ? Nous en avons parlé au cours du débat parlementaire et je pense que cela commence en arrêtant de donner de trop nombreux objectifs et sous-objectifs de dépenses non véritablement hiérarchisés. Parce que, dans l’approche actuelle, on demande de dépenser x% sur le climat, x% sur l’égalité femme-homme, x% pour les pays fragiles, x% pour les pays francophones… Vous comprenez donc bien qu’à la fin, c’est très compliqué, voire impossible pour les acteurs et les pays, de mettre en œuvre et de réconcilier en même temps toutes ces priorités. Et je dois dire qu’il y a parfois une forme de schizophrénie chez certains acteurs de l’aide : d’un côté, ils se plaignent – à raison – du trop-plein de bureaucratie, mais de l’autre côté, ces mêmes insistent pour que la France soit en mesure de prendre l’engagement ferme de dépenser x% pour tel secteur ou x% pour tel autre. Or ce n’est pas tenable de gérer des projets dans ces conditions et cela peut empêcher d’engager des transformations de politiques publiques au plus près des réalités. Quand on additionne toutes les contraintes que l’on s’impose à nous-mêmes et que l’on impose aussi aux autres, il me semble qu’on ne laisse plus beaucoup de liberté et de flexibilité aux sociétés civiles locales qui sont pourtant des acteurs majeurs dans le champ de l’aide au développement.

Le projet de loi veut définitivement sortir de ces logiques purement quantitatives pour se tourner en priorité vers des logiques qualitatives. Autrement dit, sortir des indicateurs de moyens et préférer les indicateurs d’impact. Ce n’est que comme cela que l’on arrivera à sortir de cette technocratisation de l’aide. En évitant d’adopter une démarche d’audit, et en faisant la part belle à une redevabilité centrée sur l’efficacité et l’impact. Pour vous donner un exemple concret, lors du premier Conseil d’administration du Fonds d’innovation pour le développement, on s’est accordé sur le fait qu’on se ne se fixait aucun objectif de pourcentage de dépenses a priori pour tel ou tel secteur. Nous savons que le développement est multidimensionnel, multifactoriel, et que pour améliorer le taux d’alphabétisation des jeunes filles dans un pays, il faut parfois investir dans les lignes de bus pour sécuriser les trajets à l’école ou encore leur garantir des repas gratuits. L’amélioration de l’éducation ne se résume donc pas à son seul budget, et l’efficacité de cette politique ne peut se juger à l’aune du seul montant des dépenses pour ce secteur. Avec la création dans la loi d’une commission indépendante d’évaluation, nous allons désormais pouvoir suivre plus fortement l’impact de ce que nous finançons, pour éviter de vouloir réinventer la roue tous les ans. L’idée est de rentrer dans une logique de capitalisation et d’apprendre de ce que nous avons déjà fait. C’est par ce travail d’évaluation et d’amélioration des pratiques que nous renforcerons notre crédibilité et notre capacité à porter à l’international les priorités et les valeurs de partenariats et de solidarité que nous assumons.
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