17.12.2024
Entre Donald Trump et Joe Biden, l’Afghanistan au milieu du gué
Presse
6 mai 2021
L’héritage de Donald Trump
Les erreurs commises ne datent évidemment pas de D. Trump, mais les foucades de sa politique — qui lui ont valu de changer cinq fois en quatre ans de Secrétaire à la Défense — ont précipité l’Afghanistan dans le chaos. Le président Joe Biden hérite aujourd’hui d’une étrange situation où le contingent américain, réduit à 2500 hommes, devrait être totalement rapatrié le 31 mai prochain, si l’on s’en tient à l’accord que les États-Unis ont signé avec les Talibans le 29 février 2020, tandis que le deuxième train de négociations, engagé entre Afghans depuis le 12 septembre à Doha, est dans une dramatique impasse. En réalité, c’est la fameuse déclaration du 20 décembre 2018, incongrue au point que le chef du Pentagone James Mattis avait démissionné sur l’heure, qui a tout compromis. Arguant que « tout le monde était fatigué » (sic), Trump annonçait sans autre réflexion le retrait rapide d’au moins 7000 hommes, soit la moitié du contingent ! Les Talibans comprirent aussitôt que le rapport de force était en leur faveur et que le négociateur américain Zalmay Khalilzad n’avait plus de marge de manœuvre (1) .
En revanche, les commentateurs continuaient à parler de négociations de paix, sans mesurer que l’enjeu n’était plus la paix mais le retrait militaire, impératif catégorique d’une promesse de campagne. La surprise fut donc totale lorsque continuèrent les combats après la signature de l’accord du 29 février 2020. Nous avions cependant expliqué dans ces colonnes (2) comment les Talibans n’avaient plus cédé un pouce lorsque Khalilzad tentait encore d’imposer un cessez-le-feu et un dialogue avec le gouvernement afghan, qui furent l’un et l’autre renvoyés aux calendes grecques. Ce que confirme le très court texte de l’accord ainsi que celui de la Déclaration commune signée le même jour à Kaboul par le président Ashraf Ghani, le Secrétaire américain à la Défense Mark Esper et le Secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg (3).
Un dialogue de sourds
Il faut donc revenir au contenu stricto sensu de ces deux textes pour comprendre l’impasse d’aujourd’hui. L’accord US-Taliban est très contraignant pour les Américains qui s’engagent sur un calendrier échelonné précis, en 14 mois, pour le retrait de toutes les forces étrangères, mais aussi la libération de 5000 prisonniers talibans dans les 10 jours suivant la signature, et la levée de toutes les sanctions. En contrepartie, les Talibans acceptent le principe de pourparlers de paix, mais après la libération des prisonniers, et avec ce que le texte en anglais nomme — avec un art consommé du floutage — les « Afghan sides » (les « parties afghanes ») ! Ils s’engagent aussi à ne pas menacer la sécurité des États-Unis depuis le sol afghan, et à ne soutenir aucun groupe terroriste. Quant au cessez-le-feu, l’accord prévoit qu’il sera simplement un élément (item) à mettre à l’agenda du futur dialogue dit « intra-afghan ».
En revanche, la Déclaration commune de Kaboul reprend l’essentiel des termes de l’accord, mais diffère sur la question d’un cessez-le-feu, dont elle fait un préalable à toute négociation ultérieure de paix. Elle introduit aussi l’idée que le retrait des troupes sera soumis à conditions, ce que l’accord du 29 février ne mentionne pas. Or, les Talibans ne reconnaissent aucun autre document de référence. À ce titre, ils s’abstiennent autant que possible d’affronter les forces américaines mais ils ont intensifié le djihad partout dans le pays, contre les forces du gouvernement, conformément à ce qu’ils ont toujours annoncé sur leur site officiel « Voice of Jihad » (4). La Communauté internationale s’étonne et s’offusque à juste titre : « Comment peut-on attaquer sur le terrain un gouvernement avec lequel on négocie à Doha » ? Mais il s’agit là encore d’une confusion de sens qui nuit à l’analyse : à Doha, la délégation talibane de l’Émirat islamique d’Afghanistan ne négocie pas avec une délégation du gouvernement afghan, comme on le lit à peu près partout, puisqu’ils ne reconnaissent ni la République, ni son président Ashraf Ghani ! Ce que l’accord du 29/02 nommait les « Afghan sides » s’est concrétisé en une délégation de la République islamique d’Afghanistan, rassemblant des politiciens, parlementaires et personnes influentes de la société civile, qui adhèrent au principe de la démocratie et reconnaissent la Constitution, mais sont aussi bien des gens de l’opposition que du gouvernement. Deux concepts s’affrontent à Doha, celui d’un émirat contre celui d’une république. Et c’est forcément un dialogue de sourds.
Ainsi, il a fallu plus de cinq mois, jusqu’au 12 septembre, et non dix jours comme le prévoyait l’accord du 29/02, pour former la délégation de la République islamique, sous le patronage du Haut Conseil pour la réconciliation nationale présidé par le Dr Abdullah Abdullah, ancien chef exécutif du gouvernement. Ensuite, les deux délégations mettront trois mois à s’entendre sur des questions de procédures, avant une suspension de 23 jours et une reprise des négociations le 6 janvier pour en fixer l’agenda. Et c’est là que le bât blesse. La délégation de Kaboul exige un cessez-le-feu immédiat ; les Talibans rétorquent que le cessez-le feu n’est pas un préalable selon l’accord du 29/02, qu’il faut d’abord s’entendre sur le futur gouvernement, et arguent que le cessez-le-feu ira de soi si un régime purement islamique est adopté, garant d’une réconciliation générale… À la mi-janvier et pour sortir de l’impasse, Zalmay Khalilzad suggère soit l’inclusion de quelques talibans dans l’actuel gouvernement, soit la formation d’un gouvernement provisoire inclusif des deux parties. Refus tout net du président Ashraf Ghani : « Jamais le peuple afghan n’acceptera la dissolution de la démocratie et le devoir d’un président est d’assurer les transferts de pouvoir par la loi » (5).
Tout ça pour ça ?
Tout le processus est grippé, la presse afghane du 18 janvier se plaint que tout est suspendu depuis plus de six jours, et les énervements deviennent palpables, y compris à l’encontre de M. Trump, sur le départ. Dans une interview à la BBC rapportée par Tolo News le 18 janvier, le vice-président afghan Amrullah Saleh a l’humour grinçant : « Les Américains ont trop cédé aux Talibans. La délégation américaine a juré sur toutes les écritures saintes que si nous libérions les 5000 prisonniers, il n’y aurait plus de violence. En réalité, la violence ne cesse depuis de monter en spirale ». Selon le rapport hebdomadaire du New York Times, plus de 30 postes ou bases militaires ont été attaquées entre le 1er et le 14 janvier, dans toutes les provinces du pays, pour plus de 100 soldats tués et une soixantaine de civils dont 18 enfants, lors d’un bombardement de riposte des forces aériennes afghanes à Nimroz. S’ajoutent les assassinats ciblés et les attentats dont les plus cruels sont ceux de Daech dans les quartiers chiites comme Dasht-e-Barchi, où 16 mères et 2 enfants ont été froidement abattus dans une maternité, en mai, puis 40 étudiants d’un centre de formation en octobre, et 33 en novembre à l’Université de Kaboul. Le chaos et la peur sont partout au quotidien.
Au moment où Trump quitte la Maison-Blanche, des sénateurs afghans ont déjà appelé Joe Biden, selon Ariana News le 19 janvier, pour lui demander de reconsidérer la politique de son prédécesseur et de se souvenir de l’accord bilatéral de sécurité signé entre Washington et Kaboul le 30 septembre 2014. Ce ne sera pas simple avec un contingent que Trump s’est efforcé de réduire à 2500 hommes, comme il l’avait promis, mais contre l’avis de son état-major et même du Congrès soucieux de maintenir en Afghanistan les capacités suffisantes de lutte antiterroriste. Et le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg est soudain moins enthousiaste qu’en février 2020, lorsqu’il déclarait depuis Kaboul : « Nous sommes venus ensemble, nous repartirons ensemble ». La réduction drastique et précipitée de la troupe américaine réduit le total de la coalition internationale à moins de 10 000 hommes et change la donne. « Soit nous partons trop vite, s’inquiète Stoltenberg (6), et l’Afghanistan redeviendra un refuge de terroristes, soit nous restons et nous risquons de nous engager dans une nouveau cycle de violences ».
Mais comment rester lorsque les États-Unis ont signé l’accord du 29 février dans lequel ils s’engagent au nom de tous les pays de la coalition à retirer la totalité des troupes étrangères avant le 31 mai 2021 ? Toutes les dates limites ayant été déplacées, celle-là le sera donc aussi, mais le problème reste entier : une déroute militaire, une négociation de paix sans issue et les Talibans aux portes du pouvoir, 20 ans après les en avoir chassés… Tout ça pour ça ?
_________________________
(1) G. Lefeuvre, « Afghanistan : retour à la case départ », Les Grands Dossiers de Diplomatie no 54, déc. 2019-janv. 2020, p. 88.
(2) Ibid.
(3) Accord US-Taliban 29/02/20 (https://www.state.gov/wp-content/uploads/2020/02/Agreement-For-Bringing-Peace-to-Afghanistan-02.29.20.pdf) ; Déclaration Commune de Kaboul (https://www.state.gov/wp-content/uploads/2020/02/02.29.20-US-Afghanistan-Joint-Declaration.pdf).
(4) https://alemarahenglish.net/
(5) Tolo News, 12/02/21 (https://tolonews.com/afghanistan-169192).
(6) Tolo News 01/12/20 (https://tolonews.com/afghanistan-168149).