12.11.2024
Adoption du Fonds européen de défense : une révolution pour l’Europe de la défense ?
Interview
6 mai 2021
Le nouveau Fonds européen de défense a été adopté par le Parlement fin du mois d’avril 2021, signifiant que l’Union européenne va désormais financer le développement de technologies et de capacités militaires. Pièce maîtresse de la politique de l’UE en matière de défense, ce budget va permettre des coopérations inédites et vise à renforcer l’autonomie stratégique de l’Union. Le point avec Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’IRIS, qui considère cette étape comme une véritable révolution.
Le 29 avril 2021, le nouveau Fonds européen de défense a été adopté par le Parlement européen. Qu’apporte à l’Europe ce nouveau budget ?
Ce vote est la fin d’un long périple qui aura duré plus de deux ans, le projet de règlement instituant le Fonds européen de défense ayant été présenté par la Commission européenne en juin 2018. Cette idée de Fonds était déjà sous-jacente dans le plan d’action européen de la défense présenté par la Commission européenne en novembre 2016. Le mode de fonctionnement des institutions européennes fait que c’est la Commission européenne qui propose les actes législatifs, puis les États et le Parlement européen amendent les projets de règlement. S’est ensuite engagé un dialogue entre les trois institutions, ce que l’on appelle le trilogue, pour aboutir à un texte commun. Élaboré par la Commission Juncker, le texte a été définitivement adopté durant la nouvelle mandature du Parlement européen, car pour finaliser le texte, il fallait fixer la somme qui serait allouée au Fonds européen de défense, ce qui ne pouvait être défini que dans la cadre du nouveau budget de l’Union européenne pour les années 2021-2027 qui devait être adopté durant la nouvelle mandature.
Ce Fonds européen de défense est une véritable révolution. C’est la première fois depuis la signature du traité de Rome en 1957 que l’Union européenne financera le développement de technologies et de capacités militaires. Pour ce faire, le biais décidé pour que cela puisse entrer dans le domaine de compétence de la Commission européenne a été d’inscrire le Fonds européen de défense dans le cadre des compétences de la Commission en matière d’aide à la compétitivité industrielle. En fait, ce Fonds vient matérialiser l’existence de l’Europe de la défense puisque l’Union va consacrer un budget commun à développer des capacités militaires, et ce de manière générique. Un tel principe n’existe pas à l’OTAN. L’autre intérêt du fonds est qu’il faut que les projets soient communs à plusieurs pays et à plusieurs entreprises pour avoir accès à ses crédits. Cela ne peut que favoriser l’interopérabilité des matériels et si les coopérations sont bien organisées, ce sont des économies qui seront réalisées puisque les États seront obligés de développer leurs armements en commun.
8 milliards d’euros, c’est le montant du nouveau budget de défense. Considéré par ses détracteurs comme « gaspillé » en temps de crise sanitaire ou au contraire comme « manquant d’ambition », pourquoi ce projet divise-t-il tant ?
Très clairement, il faut renvoyer dos à dos les détracteurs. Aux uns, on peut d’abord rétorquer que la pandémie n’a malheureusement pas fait disparaître les autres menaces à la sécurité. Bien au contraire, le monde va sortir encore plus divisé de la crise du Covid-19. Les blocs que sont les États-Unis, l’Union européenne, la Chine et la Russie n’ont que peu coopéré et la crise sanitaire a été au contraire pour certains l’occasion de montrer la supériorité de leur modèle de gouvernance sur les autres. On peut bien sûr le regretter, mais force est de constater que le niveau de tension internationale est plus important aujourd’hui qu’il y a un an.
En second lieu, et il faut le répéter, en incitant les États européens à coopérer pour développer leurs équipements militaires, on va les forcer à rationaliser leurs dépenses de défense. À niveau d’équipements égal, les Européens dépenseront moins pour leur défense que ce n’était le cas autrefois où tout le monde se repliait sur ses propres intérêts.
Pour ceux qui pensent que ce n’est pas suffisant, il faut certes constater que le budget du Fonds européen de défense sera inférieur à la proposition initiale de la Commission européenne soit 8 milliards d’euros sur 7 ans au lieu de 13 milliards d’euros. Ne nous leurrons pas, la Commission européenne avait sans doute pris en compte une déflation attendue de ce budget dans le cadre de la négociation avec les États. Et n’oublions pas que l’on partait de zéro. Si 8 milliards d’euros peuvent paraitre peu dans l’absolu, c’est en réalité très important si on le rapporte aux dépenses actuelles de recherche et technologies d’une part et de développement d’autre part des pays européens. Par an, la Commission européenne va dépenser près de 400 millions d’euros là où les dépenses des États membres atteignent 1,7 milliard d’euros. On ajoute donc près de 25% et ces crédits doivent être dépensés de manière coopérative là où aujourd’hui pas plus de 200 millions d’euros sont dépensés de la sorte. Pour la phase de développement, il en va de même. Or c’est la première phase d’un programme d’armement. Aujourd’hui, il n’y a pas plus de 15% des programmes d’armement des pays de l’Union européenne qui sont développés en coopération. Avec le Fonds européen de défense, ce pourcentage devrait plus que doubler et atteindre 35%.
Donc l’effet est majeur et les États le savent bien : ils sont obligés de « penser européen » s’ils veulent avoir accès à ces crédits et non plus « penser national » notamment pour les programmes les plus onéreux comme le système de combat aérien futur (SCAF) aujourd’hui. Cela devrait également orienter les politiques d’acquisition vers les équipements développés par les entreprises européennes.
De tels fonds permettront-ils à la défense européenne de faire face au développement notamment technologique d’autres puissances telles la Chine et la Russie ?
C’est sans doute la question la plus importante et là où se situe l’écueil potentiel. Le Fonds européen de défense commencera à financer des projets en 2022 et on est en train à l’heure actuelle de définir le programme de travail qui devrait être adopté en juin cette année. Or il va falloir d’une part dépenser utile, c’est-à-dire financer les équipements dont on a besoin, soit les technologies du futur et non celles du passé. Il faut d’autre part que l’on puisse établir ce programme dans la durée. Si on reprend l’exemple du SCAF, la phase de R&T, puis de développement, peut durer entre 5 et 10 ans. Donc on ne peut pas dire « je finance une année et pas les années suivantes ». Sur un plan pratique, il faut donc tout à la fois pouvoir contenter tous les États sans aboutir à un saupoudrage qui conduirait en fait à une gabegie budgétaire. C’est le défi des années qui viennent.
Le deuxième écueil, c’est que la défense aujourd’hui…, ce n’est plus de la défense. Les technologies du numérique, les nouveaux domaines comme l’intelligence artificielle, la robotique, le cloud computing, les big data et, dans le futur, l’informatique quantique, conditionnent les équipements de défense de demain. Or toutes ces technologies sont duales, elles ont et auront des applications civiles et militaires. Il faut donc décloisonner les différents programmes de recherche de l’Union européenne entre le domaine civil, l’espace et la défense. La Commission européenne a établi une feuille de route sur ce sujet en début d’année, mais cette synergie à mettre en place est le deuxième défi.
L’efficacité ne sortira que des décisions pratiques qui seront prises et là aussi tout reste à écrire.