17.12.2024
Une Inde submergée par la pandémie mondiale : quelles leçons politiques et géopolitiques ?
Interview
3 mai 2021
L’Inde fait face à une deuxième vague de Covid-19 particulièrement dévastatrice puisqu’il s’agirait désormais de près de la moitié des cas de contamination dans le monde . Quelle lecture peut-on faire des réactions gouvernementales qui n’hésitent pas à censurer les critiques de sa gestion de la crise sanitaire ? Comment interpréter la vague de solidarité internationale à l’endroit de l’Inde ? Le point avec Jean-Joseph Boillot, chercheur associé à l’IRIS.
La deuxième vague de Covid-19 est dévastatrice pour l’Inde et semble hors de contrôle. Comment le pays en est-il arrivé à une telle situation ? Avec quelles conséquences sanitaires, sociales et économiques ?
Il faut tout d’abord se méfier des chiffres publiés qui ne concernent que des enregistrements officiels très loin des réalités sur le terrain. Selon diverses sources, ils pourraient sous-estimer jusqu’à 30 fois le nombre de cas, et l’Inde pourrait donc connaître en ce moment entre 5 à 10 millions de nouvelles contaminations quotidiennes et 10 fois plus de victimes que les chiffres annoncés. La situation est réellement catastrophique. Le virus est partout, non seulement dans les mégalopoles comme Bombay, Delhi ou Calcutta désormais, mais aussi dans de petits villages contaminés par le retour des migrants urbains.
La situation peut s’expliquer par une équation indienne très clairement liée à ce que l’on appelle l’hubris du pouvoir, ici celui des nationalistes hindouistes, une sorte de populisme à l’indienne qui s’appuie sur un radicalisme religieux, le brahmanisme intégriste. Il a conduit à faire des musulmans et de la Chine, par exemple, les boucs émissaires de ce virus et à s’affranchir d’une politique sanitaire à la hauteur. La volonté du pouvoir l’a emporté sur la volonté de contrôler l’épidémie avec une véritable obsession depuis la fin de la première vague pour organiser les manifestations religieuses de masse et se lancer à corps perdu dans les cinq élections régionales prévues. L’État du West Bengale était notamment un enjeu crucial pour le parti au pouvoir qui n’a jamais réussi historiquement à mettre un pied dans cet État de l’Ouest qui compte près de 100 millions d’habitants. Fort de la division de l’opposition et de sondages favorables, le Premier ministre Modi et son éminence grise, Amit Shah, ont en outre étalé l’élection sur un mois et huit tours de façon à organiser des meetings électoraux de centaines de milliers de personnes qui ont été cherché en bus dans les villages les plus reculés en échange de nourriture et de bons d’achat. Le pèlerinage de la Kumbh Mela au bord du Gange, au beau milieu de l’État de l’Uttar Pradesh et de ses 200 millions d’habitants, a accueilli des centaines de milliers de fidèles qui forment la base populaire du parti Bharatiya Janata Party (BJP) et de son organisation paramilitaire, le RSS. À cette hubris politique et religieux s’est ajoutée une détérioration lente, mais régulière, de la démocratie indienne qui explique les difficultés croissantes d’obtenir de bonnes informations et notamment de tracer l’épidémie, de sorte que la deuxième vague n’a pas été anticipée ni tracée dès son apparition. On doit aux habitants de Bombay d’avoir eux-mêmes déclaré un confinement dès le début du mois d’avril de sorte que le pic a été moins grave que dans le Nord. Le Premier ministre Narendra Modi et ses équipes considéraient qu’après la première vague, la moitié de la population indienne avait été touchée et donc immunisée. On s’est vite aperçu qu’une faible immunisation ne permet pas en fait de se protéger d’une nouvelle contamination, d’autant plus lorsque le coronavirus mute avec notamment l’apparition de 3 ou 4 nouveaux variants comme depuis l’automne dernier.
Le gouvernement de Narendra Modi a notamment œuvré pour faire censurer des centaines de comptes Twitter critiquant sa gestion de la crise sanitaire. Qu’est-ce que cela nous dit du gouvernement en place ? Risque-t-il d’en payer les pots cassés ?
À partir de l’arrivée au pouvoir des forces nationalistes hindoues, le parti BJP et surtout l’organisation néo-fasciste Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), dont le « Mein-Kampf » de Hitler est une des bibles, ont très nettement renforcé leur contrôle d’année en année sur les médias, les journaux, Internet, le téléphone, dans l’optique d’asseoir une véritable domination sur un pays à forte tradition démocratique. Avec quelles conséquences ? Paradoxalement, il faut faire attention en politique à ne pas être mécaniste. Bien sûr, on peut penser que ce bilan catastrophique de la deuxième vague pourrait se traduire par une perte de crédibilité du régime et de ce que représente le BJP/RSS. Il y a une responsabilité directe que l’on ressent dans la rue. Même la Cour de justice à Madras, dans le sud du pays, a rendu la commission électorale responsable de tous ces morts suite à l’organisation des élections alors qu’elle détenait des informations sur la montée de ce pic. Mais dans toute démocratie, l’opposition existe-t-elle ? Est-elle puissante et unie ? Ce n’est hélas pas le cas en ce moment en Inde.
En réalité, le risque est que les forces nationalistes répondent au besoin de leadership des personnes les plus touchées par cette crise, c’est-à-dire les pauvres en Inde avec un phénomène de « lumpenprolétariat » bien connu en Italie et dans l’Allemagne nazie. Quant aux classes moyennes hindoues, arcboutées sur le bouc émissaire musulman ou sur la rivalité avec la Chine, elles sont profondément frustrées par la promesse du décollage économique de l’Inde supposé rattraper la Chine, promesse des années 2000-2010 qui s’est évaporée après la crise financière de 2008 et qui vient de se désintégrer en plein vol avec l’épidémie.
Face à une telle vague épidémique, la communauté internationale s’organise pour apporter son aide : États-Unis, Allemagne, Royaume-Uni, France, Russie, même le Pakistan propose d’apporter du matériel en soutien à la population indienne. Que met en exergue un tel dispositif d’urgence quant aux relations internationales actuelles ?
Il faut d’abord se féliciter de l’aide internationale accordée à l’Inde pour deux raisons. Premièrement, c’est une catastrophe, et on aurait aimé d’ailleurs qu’à chaque catastrophe de ce type-là, la communauté internationale se mobilise de la même façon. Je pense à l’Afrique du Sud. L’épidémie démontre que la santé est devenue plus que jamais un bien commun public mondial. Si, dans un pays de la taille de l’Inde qui abrite 1/6e de l’humanité, des variants se développent, ils vont nécessairement se répandre dans les autres pays. C’est d’ailleurs le cas aujourd’hui puisqu’on retrouve le ou les variants indiens dans quatre à cinq pays européens, voire aux États-Unis, et ne parlons pas des autres pays en développement où la diaspora indienne est très nombreuse.
On peut par contre s’inquiéter que cette aide internationale aille sans contrepartie au régime de Narendra Modi et son parti plutôt qu’au pays, de la même façon qu’ils avaient joué de la diplomatie du vaccin en se présentant comme un substitut possible de la Chine dans les pays en voie de développement puisque l’Inde fabrique des vaccins en grande quantité et à bon marché. On peut craindre que cette aide ne contribue en réalité à asseoir le régime et une sorte de coalition Occident-Inde contre la Chine, plutôt que de réfléchir à une nouvelle architecture mondiale faite de rapports de force bien sûr, mais mieux articulée autour du dialogue avec le souci de trouver des réponses pacifiques à l’émergence de nouvelles puissances. À quoi rime, en effet, une alliance contre la Chine avec une puissance elle-même despotique, anti-minorités et qui censure tous les réseaux sociaux ou les médias ?