18.11.2024
Pourquoi la pandémie tourne au chaos en Inde
Presse
29 avril 2021
D’une part, cette pandémie est une espèce de dragon chinois. Comme toute pandémie, on ne sait ni quand elle s’arrête ni où elle rebondit. On a eu à peu près le même phénomène avec la grippe espagnole. D’autre part, il y a une équation indienne: la gestion de cette épidémie par le régime politique de l’Inde est une gabegie complète. Le virus est aveugle. Mais les modes de gestion de celui-ci ne le sont pas. L’Inde a connu une première vague de contaminations en mars 2020. Elle s’est très mal passée: chaos, confinement décrété quasiment du jour au lendemain, retour de millions de personnes dans leur village… Le pays a mis au moins trois mois à s’en sortir. La première vague est retombée et c’est à ce moment-là que la gabegie est apparue. Le gouvernement a fait comme si le problème était résolu parce qu’à peu près 50% de la population avait été touchée par le coronavirus. Ensuite, il a mis en avant une diplomatie du vaccin. L’Inde en étant le premier producteur mondial, le gouvernement a déconfiné le pays et a tablé sur la vaccination comme solution à la crise sanitaire. Mais celle-ci a traîné. Encore aujourd’hui, très peu d’Indiens sont vaccinés, autour de 5% d’entre eux.
Cet échec s’explique-t-il par l’exportation de ces vaccins?
Le vaccin a surtout été une arme diplomatique utilisée par le régime de Narendra Modi pour faire partie de la coalition contre la Chine sur le mode « nous sommes le premier producteur mondial de vaccins et nous allons en fabriquer pour le monde entier. » Au plan national, le gouvernement a joué la carte de la vaccination de masse sans la mettre en oeuvre. Il a laissé le pays se déconfiner. De surcroît, il a poursuivi la politique qu’il a engagée depuis son accession au pouvoir, basée sur un hindouisme fondamentaliste et une lutte politique sans merci. C’est ainsi que les autorités ont laissé se dérouler des rassemblements religieux massifs. Les images de la Kumbh Mela dans l’Uttarakhand, lieu de la densité la plus forte de la population indienne le long de la vallée du Gange, ont fait le tour du monde. Dans le même ordre d’idées, des meetings politiques ont été organisés depuis l’automne à l’occasion de cinq grandes élections régionales. Je pense en particulier à celle qui se déroule dans l’Etat du Bengale occidental, où le parti fondamentaliste hindou du BJP (NDLR: Bharatiya Janata Party, Parti indien du peuple) a une chance de l’emporter face à deux grandes coalitions régionales, ce qui serait historique. Non seulement les autorités ont laissé ces élections se tenir mais celles-ci ont été étalées sur huit rounds pour permettre au Premier ministre et à ses équipes de faire directement campagne sur le terrain dans des meetings monstres. Car le charisme à l’oral est la force du populisme de Narendra Modi. Pendant un mois, on a donc vu des meetings avec des centaines de milliers de personnes, sans aucun masque ou protection et sans aucune distanciation physique.
Quelles ont été les conséquences concrètes de ce laxisme?
L’obsession politique de ce gouvernement a complètement mis de côté les risques de reprise d’une vague épidémique. L’absence de bonne gouvernance a conduit à sous-estimer l’importance de mener des repérages génomiques réguliers à grande échelle, de façon à cerner non seulement le virus d’un point de vue général mais surtout ses variants. C’est au Bengale occidental que sont apparus des variants spécifiques, le B.1.617 et le B.1.618. Dès lors que la population atteint une forme d’immunisation collective, le virus a tendance à muter. Il y a eu une double mutation, en pleine campagne électorale, à cause du mantra que toute la population serait vaccinée et que la situation allait être réglée. S’est en outre greffé sur cette conjoncture le mantra économique: le Fonds monétaire international (FMI) avait prévu que la croissance indienne allait fortement rebondir en 2021, à + 12%. C’est tout le contraire qui s’est passé. Une véritable catastrophe.
Quel peut être son impact sur la progression de la pandémie?
Les chiffres officiels n’ont aucun sens. L’Inde mène très peu de tests. Ils coûtent assez chers et, en outre, ils ne sont pas très fiables pour les nouveaux variants. Selon des études publiées par The Lancet, il faudrait multiplier par vingt ou par trente les chiffres officiels de contaminations. On comprend mieux alors les retours de terrain. J’ai de la famille sur place. La panique est générale. On estime aussi qu’il faut multiplier par dix à quinze le nombre de décès réels, ce qui porterait leur nombre quotidien non pas entre 1 500 ou 2 000, comme annoncé, mais entre 15 000 et 30 000 personnes. Un tel bilan serait d’ailleurs assez cohérent avec les chiffres du Brésil, un pays qui dispose de statistiques plus précises au niveau de l’enregistrement, obligatoire, des décès et de leurs causes. Si on compare les données du Brésil à celles de l’Inde proportionnellement à la population, cela incline à penser que l’Inde connaît aujourd’hui une vague de décès catastrophique.
Pourquoi la vaccination est-elle si peu efficace en Inde, productrice de vaccins?
Il y a d’abord un délai entre les moments où on valide, où on produit et où on met en oeuvre les vaccins. Le seul validé en Inde a d’abord été l’équivalent de l’AstraZeneca, le Covishield, auquel s’est ajouté depuis peu un vaccin made in India, le Covaxin, mais qui n’est pas encore arrivé en fin de période de tests. L’Inde fabrique des millions de vaccins dans ses usines, notamment dans une des plus grandes au monde à Pune, près de Bombay. Mais l’Inde, c’est 1,4 milliard d’habitants. Elle a certes produit quelque 250 millions de doses. Mais elle en a aussi exporté en masse dans la cadre du programme international Covax. Comparé à la taille de la population, le nombre de doses disponibles est assez faible. Ensuite, l’Inde a un problème d’organisation, quel que soit son régime mais de façon aggravée avec celui de Narendra Modi. Elle sous-estime l’ampleur de ce qu’il faut faire. Le ministre en chef de l’Uttar Pradesh (NDLR: Premier ministre de l’exécutif d’un Etat de la fédération indienne), qui est un moine, Yogi Adityanath, du BJP, n’a cessé ces derniers mois de vanter les mérites de la médecine traditionnelle pour se protéger de la Covid au lieu d’organiser une vaccination de masse.
Que dit de la société indienne les difficultés d’approvisionnement en oxygène des hôpitaux?
On est dans une période de chaos. Ce chaos est assez traditionnel, une façon à l’indienne de faire les choses au dernier moment. Il présente des avantages: une grande flexibilité, une très large décentralisation des décisions et des actions, etc. Cependant, il crée aussi des blocages très forts lorsque le pays est confronté à un état de catastrophe. Le phénomène a été observé lors des grandes famines ayant frappé l’Inde. Elles n’étaient pas liées à l’absence de produits agricoles mais à des problèmes de distribution dans les zones qui étaient en déficit alors que d’autres étaient en excédent. L’Inde est le premier ou le deuxième producteur mondial d’oxygène. Le problème ne réside donc pas dans ses capacités de production mais dans l’absence de mécanismes efficaces de distribution. On est aussi dans un contexte où, face à un situation de panique, une sorte d’opportunisme foncier prospère au point, par exemple, de vendre des bouteilles d’oxygène à des milliers d’euros. C’est ce qui est en train de se produire: des pénuries sont organisées comme lors de famines dans le passé.
Selon quels mécanismes ces processus se mettent-ils en place?
Les excédents agricoles sont gardés dans des entrepôts pour laisser les prix monter et ne sont libérés que quand les prix sont suffisamment élevés. C’est le cas, quasiment tous les ans, de la crise des oignons. Les stocks sont pleins mais les grossistes spéculent dessus. Même chose pour les vaccins contre certaines maladies. Une grande partie d’entre eux sont aujourd’hui en vente parallèle libre à des prix qui atteignent des montants que la population ne peut pas payer. Ce système produit des situations révélatrices: depuis le début de la crise sanitaire, les jets privés n’ont cessé de faire des allers-retours entre l’Inde et les pays du Golfe ou la Grande-Bretagne pour transporter les quelque 250 000 millionnaires que compte l’Inde. On est non seulement dans un chaos mais dans un chaos qui génère une souffrance extrême parmi les plus pauvres. On voit des chauffeurs de rickshaws, les taxis à trois roues, qui manquent d’oxygène et meurent devant les passants dans la rue. On a même observé des phénomènes absolument ignobles où des bouteilles d’oxygène vides sont remplies avec un faux gaz et vendues comme telles. Alors que l’Inde a beaucoup d’aspects très positifs, notamment sa sagesse, elle a en même temps un côté noir qui ressort à l’occasion de cette crise.
Ce chaos pourrait-il coûter son avenir politique au Premier ministre Narendra Modi?
Il est très compliqué de répondre à cette question parce que dans les périodes de catastrophe, les populations nourrissent une demande très forte pour un leader fort. Le régime nationaliste hindou a aujourd’hui face à lui une opposition extrêmement éclatée. Il y a eu des appels à la démission du Premier ministre. Et l’idée que l’exécutif porte une grande part de responsabilité dans la mauvaise gestion de la crise se répand. Mais dans le même temps, Narendra Modi est un tribun. Les membres de son équipe occupent la scène médiatique. Je ne peux pas conclure aujourd’hui que le passif de cette catastrophe sera reporté sur le régime actuel et bénéficier à l’opposition ou bien qu’au contraire, le lumpenprolétariat urbain victime des pertes d’emploi – les sociologues commencent à faire remonter ce sentiment – versera plus que jamais dans un fondamentalisme hindouiste. C’est un mécanisme assez proche de la façon dont on a vu le nazisme s’imposer en Allemagne dans les années 1930. D’une certaine façon, c’est un peu la leçon que l’on peut aussi tirer de l’exemple de la Chine. Même si, à la différence de l’Inde, le régime chinois a extrêmement bien géré la contagion, il a réussi à renforcer sa légitimité.
Propos recueillis par Gérald Papy pour le Vif