04.11.2024
À propos de « Je vous écris d’une autre rive – Lettre à Hannah Arendt » de Sophie Bessis
Édito
29 avril 2021
Aujourd’hui Hannah Arendt est mise à toutes les sauces philosophiques : « La mettre à la mode appauvrit votre pensée et la désincarne », écrit Sophie Bessis en exergue.
Arendt faisait partie de ces nombreux juifs à l’époque qui ont cheminé dans le siècle contre l’injonction identitaire. : « Comme ces révolutionnaires Bundistes sortis en fumée, irrémédiablement juifs et assassinés pour cela, obstinément universels jusqu’à l’instant même de leurs morts. Vous appartenez à ce peuple juif dont vous n’avez cessé de proclamer l’existence, mais vous refusez qu’on vous y enferme. »
Elle souligne que très tôt Arendt a pressenti le tragique dévoiement d’un nationalisme juif fondé sur une prémisse fausse, légitimée par l’absolu du crime des autres : « Hannah Arendt avait écrit dans ses écrits juifs : « On peut redouter que, les choses étant ce qu’elles sont, il ne reste d’autre solution aux nationalismes cohérents que de devenir racistes. »
Arendt avait été traité d’antisémite parce qu’elle défendait l’universalisme et refusait d’être définie uniquement ou principalement comme juive. Sophie Bessis remarque que l’histoire bégaie puisque : « Nous autres les juifs d’aujourd’hui qui nous élevons avec la même constance contre ce qu’ils ont produit, sommes insultés comme vous l’avez été. »
Militante anticoloniale de longue date, elle a, à de nombreuses reprises, pris la défense du droit des Palestiniens à s’autodéterminer, et à voir leurs droits être respectés, ce qui lui a valu de la flopée d’accusations récurrentes pour ceux qui prennent ces positions : antisémite si vous n’êtes pas juif, animé par la haine de soi si vous l’êtes. Elle subit la double peine, attaquée parce que juive par les antisémites, et par les ultranationalistes et l’extrême droite juive parce qu’universaliste.
Mais en tant que “juivarabe” Sophie Bessis reproche à Arendt de ne considérer les juifs que comme un peuple européen.
Hannah Arendt n’a pas oublié les massacres coloniaux, mais Sophie Bessis lui reproche un flagrant délit de sentiment de supériorité qui est la marque de l’européanité quand elle parle du mandat britannique sur la Palestine : « une forme de gouvernement exclusivement conçu pour les régimes reculés où les populations indigènes n’ont pas encore appris les règles du gouvernement autonome ». Le mandat comme instrument de la mission civilisatrice de l’Occident ? s’indigne Sophie Bessis. Oui, Arendt est une « Européenne incurable » elle lui reproche son « ignorance programmée du judaïsme arabe ».
Sophie Bessis écrit : « c’est votre gloire de n’avoir pas compati qu’au martyr des vôtres et de vous être inclinée devant toutes les victimes ». Elle rappelle qu’en décembre 1948, Arendt signait avec Albert Einstein et d’autres une pétition contre la visite aux États-Unis de Menahem Begin dont le parti était qualifié « d’un phénomène politique le plus inquiétant de notre époque. Ce parti est intimement lié aux partis fascistes et national-socialistes ». « Vous n’y allez pas de main morte » souligne Sophie Bessis, mais elle note que ce parti est arrivé au pouvoir en Israël en 1977 et que ses enfants gouvernent aujourd’hui.
Sophie Bessis est juive et arabe, mais ne veut surtout pas être ramenée à une seule identité fut elle plurielle « La seule tribu dont je me revendique est celle dont les membres écoutent les histoires des autres et en les écoutant les font leurs ».
Un petit livre qui se lit rapidement, mais qui fournit une longue parade de réflexions. C’est aussi brillant que courageux.