17.12.2024
Peu importe le zèle des écologistes occidentaux, l’avenir de l’humanité se joue en Inde, en Chine et en Afrique
Presse
26 avril 2021
Vous avez sous-titré votre ouvrage « le sage et l’économiste ». Pourquoi cette quête de la sagesse en économie ? L’a-t-on perdue ?
Adam Smith, John Stuart Mill, Karl Marx… Les premiers économistes étaient tous des philosophes. Leur but était de trouver des solutions au despotisme et à la pauvreté. Mais cette inspiration s’est tarie à mesure que s’est imposé le paradigme de l’homo economicus, individu égoïste et rationnel qui cherche à maximiser son utilité au travers d’un calcul coût-bénéfice. Les économistes ont transformé leur science en une mécanique d’accumulation pour l’accumulation. Adam Smith avait pourtant senti ces limites dans sa Théorie des sentiments moraux, l’ouvrage qui précède Richesse des nations. Si je ne critique pas dans ce livre le « marché » en tant qu’institution incontournable du progrès humain, d’une société où l’individu est libre, j’en montre, après bien d’autres économistes, les « folies ». Paul Krugman, Nobel d’économie, s’inquiétait en 2008 de l’état du progrès des sciences économiques, en panne depuis plusieurs décennies, selon lui. Il faut se réinventer. On peut le faire en décentrant notre regard très occidental sur les utopies et les sagesses du reste du monde.
Vous focalisez une grande partie de vos recherches et de vos réflexions sur le trio Chine, Inde et Afrique. Sont-ils les pays et le continent où se forgent le monde et les idées de demain ?
Sur le plan démographique, les zones indienne, chinoise et africaine accueillent 80% des nouvelles naissances annuelles. C’est bien là que se joue l’avenir de l’humanité. Peu importe le zèle des écologistes occidentaux, il est évident que n’importe quelle transformation écologique dans nos pays ne réglera pas l’impasse où se trouve la planète. L’effet de mimétisme est très fort dans les pays émergents. Calqués sur les niveaux de consommation fixés par les Occidentaux, ils revendiquent leur droit à la richesse. Seulement, ce rattrapage n’est pas tenable dans le modèle économique actuel car il détruit les ressources. C’est la base du modèle entropique du grand mathématicien-économiste Nicholas Georgescu-Roegen [l’un des premiers théoriciens de la décroissance]. Une économie circulaire pure n’existe pas. Si la Chine ou l’Inde ne tiennent pas leurs engagements climatiques, on ne parviendra pas à contenir le réchauffement de la planète sous les +1,5 °C. C’est parce que tout va se passer dans ces régions qu’il est intéressant de se pencher sur la manière dont leurs habitants abordent l’avenir, sur les utopies qui les habitent et les sagesses qui les régulent. L’avenir s’inscrit dans ces sagesses du monde.
Que racontent les utopies de ces pays et les sagesses qui y sont liées ?
Ce furent quatre années de voyage passionnantes mais difficiles à résumer. On peut toutefois dire que les pays africains, dans leur large diversité, sont animés par un idéal d’émancipation et d’unité qui prend corps dans un foisonnement d’expérimentations, au Kenya par exemple où l’écologie, l’émancipation des femmes et la démocratie sont des sujets dont s’empare la société civile. L’Afrique est ainsi marquée par une harmonie communautaire et égalitaire, avec l’idée que l’humain est au cœur de toute activité. La Chine, elle, surprend si on la regarde un peu différemment. C’est une civilisation qui a connu l’une des histoires les plus riches en révoltes contre le pouvoir au nom d’idéaux de justice, d’égalité et de frugalité. La philosophie taoïste, de nature libertaire et centrée sur l’individu et la nature, en est sans doute le creuset commun. Il y a aussi l’utopie de la « grande paix » inspirée par des sagesses préoccupées d’harmonie. L’Inde, enfin, fonde sa société idéale autour du non-désir et du contrôle de soi. Sa sagesse est plus critique, sceptique, plus éthique aussi, comme le montre bien l’économiste et philosophe Amartya Sen. C’est un pays marqué par la tradition du débat et de la tolérance. De manière plus large, on constate, dans les pays émergents, une convergence vers plus de sobriété et de frugalité, vers un progrès plus humain.
Pourquoi considérez-vous les utopies comme sages ? Ne manquent-elles pas au contraire de réalisme ?
C’est le point de départ du livre : l’image négative des utopies, de l’utopie en général, et qui me paraissait alors tout à fait fondée. Le mouvement altermondialiste est l’exemple type de ces utopies hors-sol, trop idéalistes. Mais voilà, dans son brillant essai L’Idéologie et l’Utopie, Paul Ricœur écrit qu’une société sans utopie est une société sans dessein. L’homme est fasciné par l’impossible. Si l’utopie est nécessaire pour le progrès, certaines sont plus sages que d’autres. L’utopie sage est celle qui cultive la tempérance, la prudence, la sincérité, le discernement, la justice, en s’appuyant sur des connaissances raisonnées. C’est d’une exigence folle ! Mais elles existent. Je les ai croisées tout au long de mes voyages. En Chine, le socle mental des cadres du Parti communiste est encore profondément influencé par un certain syncrétisme entre le taoïsme, le confucianisme et le bouddhisme chan. En Inde, il existe tout un mouvement qui conduit les paysans à se convertir à l’agriculture naturelle, en rébellion contre le productivisme agricole qui détruit les sols et la santé des habitants. Même chose en Afrique où le socle des sagesses ancestrales habite par exemple les mouvements coopératifs, des droits civiques ou encore écologistes.
Ces utopies-sagesses ont-elles des choses à nous apprendre ?
Elles peuvent au moins nous inspirer à un moment où on a tendance à désespérer du monde, à se replier sur soi, à voir le nationalisme cultivé par tous les pouvoirs en mal de légitimité. Nous avons besoin de retrouver de la confiance pour sortir d’une crise qui est probablement moins celle du virus que d’une civilisation industrielle difficilement soutenable. Et de la confiance dans les autres, donc s’imprégner d’autres cultures en nous départissant des stéréotypes anxiogènes que nous portons sur ces mondes. C’est la seule méthode jouable pour trouver des solutions communes aux défis de la planète. L’un de ces modèles est par exemple celui de Gandhi qu’il a lui-même hérité de l’histoire longue du monde indien et conjugué à des penseurs comme David Thoreau ou John Ruskin. On sait peu que ce fils du ministre des Finances d’un Rajah indien s’est penché avec attention sur les questions économiques. Il a développé en détail un contre-modèle non du capitalisme, mais de la « société du progrès technologique » dans laquelle il englobait le communisme marxiste. Chantre de la non-violence, il défendait une économie où la richesse est celle de la vie humaine, où la fin ne doit jamais justifier les moyens et où chacun a des devoirs vis-à-vis des autres. Il savait que son modèle était un idéal exigeant, mais qu’il n’y a pas de progrès sans idéal et sans patience pour s’en approcher. Ses idées sont reprises sous une forme plus moderne, plus sage aussi peut-être, par Raghuram Rajan, un économiste visionnaire et ancien gouverneur de la banque centrale indienne.
Peut-on vraiment imaginer un passage à l’échelle pour ces utopies ? Leur montée en puissance ne dénaturerait-elle pas leur essence ?
C’est vrai qu’elles ne fonctionnent que parce qu’elles sont décentralisées. Dès lors qu’un pouvoir central se construit, des groupes d’intérêt détournent les bénéfices de ces utopies à leur profit. Le meilleur exemple est celui du label bio. Il est devenu anti-écologique : on fait pousser des tomates dans des usines certifiées bio, alors que le fondement de départ était de retrouver une symbiose entre le naturel et son alimentation. Pour un économiste, les utopies réelles sont néanmoins une forme contemporaine de mise en œuvre, d’expérimentation prudente d’alternatives pour l’avenir. Le philosophe et mathématicien libanais Nassim Nicholas Taleb l’exprime bien : on ne peut faire confiance qu’à quelqu’un qui a « mouillé sa chemise ». Il faut expérimenter, se confronter au réel. Cela existe partout sur la planète. De quoi nous redonner confiance en l’avenir, dans une mondialisation prospère mais humaine.
Propos recueillis par Cécile Lemoine pour l’Opinion.