14.11.2024
Le « sport power » au service de la France
Presse
22 avril 2021
Le dessin de Jacques Faizant publié dans le Figaro du 1er septembre 1960 est resté célèbre. Il représente deux personnages : une petite fille, coiffée d’un bonnet phrygien, tenant à la main un journal sur lequel est écrit « Rome 1960. Débâcle française aux Jeux olympiques » ; devant elle passe le général de Gaulle, en survêtement et baskets, une valise à la main, déclarant « Dans ce pays, si je ne fais pas tout moi-même… ! ». Si le dessin prête à sourire, il n’en est pas moins révélateur du sentiment de honte qu’ont pu ressentir les autorités françaises à la suite d’une médiocre 25e place aux Jeux olympiques de Rome et 5 médailles (seulement) au compteur. Quelle triste image donnée par la France à l’occasion de la première retransmission des Jeux en direct à la télévision, via l’Eurovision. Lors de la séance du 4 novembre 1960 à l’Assemblée nationale, le député du Morbihan, l’abbé Laudrin, n’hésita d’ailleurs pas à déclarer : « Les Jeux olympiques de Rome ont humilié notre jeunesse à la face du monde » (1). Face à ce camouflet national, l’État décide de réagir et met dès lors en œuvre une politique sportive d’ampleur. L’objectif est double : d’une part, améliorer les performances sportives françaises, afin d’autre part de pouvoir faire rayonner la France, et donc sa formation, par ses succès, à l’international.
Plus d’un demi-siècle après cette défaite nationale croquée par Jacques Faizant, quelle analyse faire de la politique sportive française et de son soft power en matière de sport ?
La lente mise en œuvre d’une diplomatie sportive française
Bien que le concept de diplomatie sportive soit passé à la postérité dès 1971 avec le fameux épisode de la « diplomatie du ping-pong » entre les États-Unis et la Chine (2), il est nécessaire de rappeler que le sport est inextricablement mêlé aux relations internationales dès la fin du XIXe siècle. Tout au long du XXe siècle, les États-Unis, l’URSS puis la Russie, la Chine, le Royaume-Uni, voire même la Nouvelle-Zélande à travers son équipe de rugby ont utilisé le sport comme outil de politique étrangère. Par l’organisation de grands événements sportifs, par leurs succès lors des compétitions, par leur place au sein des instances sportives internationales, ces États parvenaient à s’afficher sur le grand échiquier international et se placer au cœur de l’attention. La place croissante du sport au sein de nos sociétés, en termes de popularité, de diffusion, de pratique mais également d’économie est allée de pair avec une prise en compte de la part du politique. Si la place du sport dans le paysage diplomatique et économique français est désormais acceptée et (quasiment unanimement) reconnue, il est essentiel de rappeler que cela ne fut pas toujours le cas et qu’elle fut le fruit d’une prise de conscience tardive de la part de Paris, ainsi que d’une lente évolution.
Pour la France, la mise en œuvre d’une diplomatie sportive structurée prit du temps et il fallut pour cela qu’elle l’apprenne à ses dépens à travers notamment plusieurs échecs pour l’organisation des méga-événements sportifs, et notamment les Jeux olympiques et paralympiques (3). Si la victoire de la dernière bataille avec l’obtention des Jeux de Paris en 2024 est dans tous les esprits, il conviendra de ne pas oublier le chemin parcouru au cours de la décennie écoulée. Afin de comprendre les raisons de ces échecs répétés, les institutions politiques comme sportives s’interrogèrent et comparèrent leur stratégie à celles des villes-hôtes victorieuses. L’échec de Paris 2012 restait dans tous les esprits, tant il semblait certain que les membres du CIO allaient voter pour la capitale française. Citons notamment un rapport réalisé à la demande du Comité national olympique et sportif français (CNOSF) par le cabinet KENEO, publié en 2012 qui mit en lumière les carences et les faux-pas des différentes candidatures françaises, poussant les autorités à réagir. En décembre 2012, fut créé par la ministre en charge des sports, Valérie Fourneyron et sous la houlette du CNOSF, le Comité français du sport international (CFSI). Dirigé par Bernard Lapasset, alors président de la Fédération internationale de rugby (International Rugby Board, devenue World Rugby), le CFSI avait pour mission de travailler sur trois axes : consolider l’influence des fédérations françaises dans leur environnement international, en leur apportant soutien en ingénierie, accompagnement et conseil ; renforcer l’influence et le rayonnement du sport français sur la scène internationale ; élargir le champ d’action du sport français en créant des synergies avec des acteurs d’autres secteurs.
Une étape supplémentaire fut franchie pour « incarner » cette diplomatie autour du sport : la création d’un poste d’ambassadeur, spécifiquement dédié à cette cause. Le 25 octobre 2013, Jean Lévy, diplomate expérimenté, se voyait dès lors confier par Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et Valérie Fourneyron, ministre des Sports, une triple mission : mobiliser l’ensemble de notre réseau diplomatique afin de soutenir l’attractivité de la France pour l’organisation de grands événements sportifs majeurs, promouvoir les entreprises françaises sur tous les marchés liés au sport, renforcer notre présence dans les postes de décisions au sein des instances sportives internationales. Jean Lévy fut remplacé en juillet 2015 par Antoine Anfré puis par Philippe Vinogradoff. Laurence Fischer, ancienne championne du monde de karaté, reprend le poste en juillet 2019, chargée d’incarner cette diplomatie sportive en France comme à l’étranger, et d’être donc la cheville ouvrière entre les différents acteurs étatiques, économiques, associatifs. Ce poste est d’autant plus précieux que rares ont été les États à se doter d’une structure similaire. La Russie et le Japon peuvent notamment être cités.
L’accueil des grands événements sportifs comme vitrine de la France
Le sport power français pourrait se définir par plusieurs axes forts dont la présence de dirigeants nationaux au sein d’instances de décisions internationales, permettant de faire entendre la voix française, mais également par l’accueil de méga-événements sportifs.
Au-delà des compétitions internationales mythiques accueillies régulièrement sur le territoire national — songeons au Tour de France, au Vendée-Globe, à la Route du Rhum, à Roland-Garros pour ne citer qu’eux —, la France a mis en place une politique volontariste dans l’accueil des compétitions continentales voire internationales. Dès 2010, David Douillet, alors député, dans un rapport réalisé à la demande du Président de la République, détaillait l’attractivité de l’Hexagone pour l’organisation des grands événements sportifs et définissait plusieurs orientations (4). En 2016 et 2019, ce sont près de 30 championnats du monde et d’Europe qui y ont été organisés (5). À l’exception notable de 2020, très largement perturbée par la crise sanitaire de la COVID-19, le rythme restera effréné d’ici 2024 avec, entre autres, deux méga-événements sportifs : la Coupe du monde masculine de rugby (septembre-octobre 2023) et les Jeux olympiques et paralympiques (juillet-septembre 2024).
Comment comprendre cet activisme sur ce sujet ? Plusieurs raisons peuvent ici être avancées. Il s’agit tout d’abord d’une « tradition » française, et où les acteurs publics comme privés ont su développer un réel savoir-faire, reconnu et convoité à l’international. Plusieurs entreprises françaises sont considérées comme leaders sur ce secteur, pourtant hautement concurrentiel. Par voie de conséquence, confier l’organisation d’un événement sportif à la France est un gage de qualité mais également de sureté pour les fédérations internationales qui supervisent ces compétitions : nul risque (en théorie) de voir des retards considérables dans la mise en œuvre de travaux, de mauvaise gestion des flux touristiques, etc.
L’argument est évidemment diplomatique : pendant une semaine, une quinzaine ou un mois, l’attention est concentrée sur le lieu de la compétition. À l’instar de l’accueil du G20 par l’exemple, les médias et téléspectateurs vivent à l’heure du pays où se déroule la compétition et sont donc plus vigilants à sa politique, intérieure comme étrangère. Rappelons par exemple, que, selon le CIO, les Jeux de Londres de 2012 ont été suivis par un total de 4,8 milliards de téléspectateurs (6). Selon ASO, qui organise le Tour de France, il serait également suivi par 3,5 milliards de téléspectateurs… même si une étude du chercheur Daam Van Reeth estime plutôt que chaque étape est suivie par 15 à 20 millions de téléspectateurs dans le monde (7). La Grande Boucle est diffusée dans 190 pays (8), envoyant au monde une sorte de gigantesque carte postale de la France.
Enfin, il faut également souligner que cette stratégie doit être lue à travers le prisme purement politique. En effet, les autorités politiques et sportives considèrent que l’accueil de grands événements sportifs bénéficie aux territoires pour plusieurs raisons, parfois cumulatives : ils renvoient une image dynamique, positive, ils peuvent développer le tourisme, ils permettent la création d’emplois pérennes ou ponctuels, permettent la rénovation d’infrastructures, ils contribuent à développer une culture sportive, etc.
Sur ce dernier point, il convient d’être prudent. Jusqu’à récemment, peu d’événements sportifs faisaient l’objet d’une analyse ex-post systématique, permettant pourtant de mettre en lumière les réussites, les points de vigilance et les points d’alerte. C’est désormais une politique qui se démocratise, permettant ainsi, à l’aide d’indicateurs, de connaitre les retombées exactes de ces manifestations. La crise économique, la multiplication des « éléphants blancs » (9), les réflexions sur l’héritage d’un événement mais également les prises de conscience de l’impact écologique de ces manifestations ont rendu indispensables ces analyses, permettant de chiffrer avec plus ou moins de précision l’impact économique, social, politique de ces compétitions.
Quel avenir pour le sport power français au temps de la COVID-19 ?
À quelques mois de l’accueil de deux méga-événements sportifs que sont la Coupe du monde masculine de rugby (2023) et les Jeux olympiques et paralympiques de Paris (2024), la situation sanitaire liée à la pandémie mondiale de la COVID-19 soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. À l’échelle française, deux interrogations sont omniprésentes : les conditions d’organisation de ces compétitions sur notre sol, mais également de façon plus pragmatique la place du sport demain.
Concernant l’accueil des méga-événements sportifs, l’inquiétude demeure la règle pour les mois qui viennent : les Jeux de Tokyo, censés se tenir à l’été 2020, sont reportés d’un an, et sont, à l’heure actuelle, encore incertains. Pour certains observateurs, ils restent conditionnés à une immunité collective que l’on estime difficile à atteindre en l’espace de quelques mois ou à la découverte d’un vaccin, rendant l’événement « sûr » pour les équipes nationales comme pour les spectateurs. Pour le Comité international olympique (CIO), et notamment Thomas Bach, son président, le choix est manichéen : les Jeux devront se tenir au cours de l’été 2021 ou ne seront pas, tout simplement. À l’échelle française et en dépit des circonstances, deux compétitions extrêmement médiatisées que sont le tournoi de Roland-Garros et le Tour de France ont pu se dérouler au cours de l’été 2020, en appliquant des consignes sanitaires spécifiques. Difficile de dire si ce type d’organisation pourra se reproduire à l’avenir et d’imaginer l’état de la situation sanitaire d’ici quelques mois.
Concernant la place du sport au sein de la société française, là encore, le bilan est pour le moins inquiétant. Si la diplomatie sportive se met en œuvre au-delà des frontières, elle doit également trouver un écho au sein de l’État. En l’occurrence, le sport power ambitionne de toucher le territoire métropolitain comme ultra-marin, en faisant de la France une nation sportive. Les raisons sont diverses : développement de nouveaux « champions », culture du sport pour des raisons pédagogiques, éducatives, de santé publique ou purement récréatives. Or, depuis mars 2020 et le premier confinement, le sport fait face à d’immenses difficultés. Le sport amateur a été mis à l’arrêt forcé, tandis que le sport professionnel doit faire face à d’énormes contraintes, menaçant l’existence de certaines ligues sur le moyen terme. Cette crise pluridimensionnelle aura également mis en exergue l’extrême fragilité du modèle économique du sport, que l’on savait déjà imparfait. Face à d’autres urgences, le sport ne semble plus considéré comme une priorité et les conséquences pourraient donc être catastrophiques pour les années à venir en termes de pratique, lien social et évidemment sur le plan économique. Rappelons que la BPCE avait estimé que le secteur sportif français pesait 90,8 milliards d’euros et représentait 448 000 emplois.
Souvent oublié, le sport au féminin se trouve évidemment très largement impacté par cette crise, avec une médiatisation quasi-inexistante depuis le début 2020, l’arrêt de très nombreux championnats et le retrait de certains partenaires économiques, fragilisant d’autant plus un secteur souvent précaire. Denis Masseglia, président du CNOSF, l’a dit lors d’une audition au Sénat : « Sans plan de sauvetage, il n’y aura plus de sport pro féminin » (10).
En d’autres termes, le sport power français s’est considérablement développé et structuré au cours des dix dernières années. Considéré pendant longtemps comme accessoire, négligé, voire même moqué, le sport est pourtant devenu, depuis le début des années 2010, un argument diplomatique, politique et économique porteur. La présence française au sein d’institutions internationales, la bonne santé d’acteurs économiques français sur le marché international comme l’accueil dans les prochaines années de plusieurs méga-événements sportifs peuvent en témoigner.
Toutefois, la crise de la COVID-19 semble quelque peu bouleverser ce panorama, en portant un coup immense au sport professionnel comme amateur, en termes de pratique, de priorité politique et de santé, menaçant pour certains leur survie économique. Les prochains mois et années seront donc cruciaux à bien des égards. Par ailleurs, et dans cette lignée, la diplomatie sportive française devra également être vigilante à inventer un « après Paris 2024 », afin que ce méga-événement sportif ne soit nullement la fin d’une aventure, mais bien au contraire, une étape essentielle dans le développement de nouveaux projets. À ce titre, les réflexions sur l’héritage, largement mises en avant par le Comité international olympique depuis 2014 et son Agenda 2020 prennent tout leur sens.
Notes
(1) Archives de l’Assemblée nationale, Compte-rendu intégral, 4 novembre 1960, p. 3082 (https://bit.ly/35oANYZ).
(2) N’entretenant plus de relations bilatérales depuis 1950, Pékin et Washington utilisèrent le championnat du monde de tennis de table organisé au Japon en 1971, pour renouer contact. Entérinant ce rétablissement des relations diplomatiques, Richard Nixon se déplacera en Chine en 1972.
(3) Citons les échecs des candidatures de Paris pour les Jeux olympiques et paralympiques de 1992, 2008 mais surtout celui de 2012, sans oublier ceux de Lille (2004) et d’Annecy (2018).
(4) Rapport au Président de la République (https://bit.ly/2H0xwG4).
(5) Données issues du ministère des Sports, novembre 2020.
(6) « Diffusion des Jeux olympiques – Médias et Jeux olympiques – télédiffusion » (https://bit.ly/3kqfWZE).
(7) Daam Van Reeth, « Forecasting Tour de France TV audiences : A multi-country analysis », International Journal of Forecasting, Volume 35, Issue 2, 2019, p. 810-821.
(8) Chiffres médias, Tour de France 2020 (https://bit.ly/2IAOlYg).
(9) Sont appelées « éléphants blancs » les infrastructures construites spécifiquement pour une manifestation sportive et qui, faute de moyens suffisants pour les entretenir et d’utilisation régulière a posteriori, tombent en ruine.
(10) Vidéo de l’audition de Denis Masseglia, président du Comité national olympique et sportif français devant la commission de la Culture, de l’Éducation et de la Communication du Sénat, le mercredi 4 novembre 2020 (https://bit.ly/2IxSug7).
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Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°59, « Géopolitique de la France », Décembre 2020 – Janvier 2021.