18.11.2024
Le féminisme, pilier d’une démocratie durable
Tribune
20 avril 2021
Sur les plans politique et épistémologique, le féminisme figure parmi les réponses à la crise démocratique. Il fournit de nombreux outils intellectuels et pratiques pour dessiner les contours d’un nouveau moment émancipateur, construire et défendre une démocratie durable.
Partout, la démocratie est malmenée. Elle compte nombre d’adversaires, qui souvent font preuve de violence. La tentative d’insurrection contre le Capitole à Washington, le 6 janvier dernier, en est l’illustration la plus spectaculaire. Les lois récemment votées ou en discussion dans certains États fédérés américains, notamment en Géorgie, pour restreindre l’accès au vote des minorités ethniques, en sont un autre exemple. La haine et le conspirationnisme d’extrême droite gagnent du terrain des deux côtés de l’Atlantique.
Comment défendre la démocratie ? Comment la renforcer ? Comment répondre, notamment, aux demandes d’émancipation et de participation de la part des citoyen.ne.s et des plus jeunes ? Parce que la démocratie est un processus, elle est sans cesse en construction, comme l’explique Pierre Rosanvallon, pour qui elle s’inscrit dans « une histoire tumultueuse, indissociable d’une indétermination structurelle ».
Le féminisme apparaît comme l’une des réponses : d’abord parce qu’il permet de mieux comprendre le réel dans sa complexité, en levant des angles morts, en bousculant les évidences, afin, ensuite, de mieux agir en termes d’agenda et de gouvernance. Avec les grandes crises politiques, mais aussi socio-économiques et bien sûr sanitaires et environnementales, nos sociétés gagneront à s’appuyer sur le féminisme, qui est une force transformatrice en faveur du progrès social et démocratique.
Pour un agenda conscient des enjeux de genre
Le féminisme, c’est une révolution, non violente, pour une société plus inclusive, plus ouverte, plus créative et plus imaginative. C’est une vision globale, non seulement pour garantir l’égalité femmes-hommes et les droits des femmes à tous les niveaux, mais aussi parce qu’une perspective « gender conscious » s’appuie sur la recherche (scientifique et pluridisciplinaire, citoyenne, militante), promeut un rapport respectueux aux autres et à la planète, et modernise la manière de gouverner, et ce, que le pouvoir soit aux mains de femmes ou d’hommes. Il n’y a pas de « leadership au féminin ». Il n’y a pas de « qualités féminines » dans l’exercice du pouvoir. Il existe, en revanche, une nécessité de prendre en compte la multiplicité des appréhensions du monde, afin de privilégier, plutôt qu’un pouvoir « sur », un pouvoir « avec » et un pouvoir « de ».
Pour lutter contre la prolifération des armes à feu, combattre la pandémie, renforcer la cohésion sociale, la Première ministre néo-zélandaise, Jacinda Ardern, a misé sur le consensus bipartisan, sur la coopération citoyenne, et sur une communication fondée sur l’empathie tout autant que sur la détermination et la fermeté. Ardern met par ailleurs depuis longtemps au centre de son agenda les dix-sept objectifs de développement durable.
Aux États-Unis, la présidence Biden-Harris a créé, au sein du ministère de la Santé, une « Health equity task force », afin que les critères de vulnérabilité (pauvreté, origine, sexe, handicap, territoire de vie, etc.), qui s’entremêlent, soient particulièrement pris en compte dans la réponse à la Covid, et de manière routinière une fois la pandémie écartée. A également été mis sur pied un Gender Policy Council, autrement dit un comité interministériel à l’égalité femmes-hommes, transversal à toutes les politiques publiques et placé directement auprès du Président Biden. Comme l’a dit Kamala Harris en mars : « Notre économie ne pourra vraiment repartir que si les femmes y participent pleinement ». En effet, la Covid a mis au jour et amplifié le caractère délétère des visions « gender-blind » du réel : on a oublié les femmes, leurs droits et leur accès aux ressources ont reculé. On ne considère toujours pas que la fragilité de certains individus et catégories de populations est un sujet noble de politiques publiques. On écoute toujours trop peu ce que celles et ceux qui sont les premières et les premiers concerné.e.s ont à dire, à partir de leur expérience.
S’appuyer sur les savoirs et savoir-faire de toutes et de tous
La démocratie gagnerait, ainsi, à mettre sur pied des dispositifs permettant de s’appuyer sur les compétences, savoirs et savoir-faire de toutes et de tous. Il est impératif d’en nourrir notre pouvoir de réfléchir et d’agir, de lutter contre les entre-soi, non seulement par souci d’équité, mais parce que continuer de confisquer la parole, c’est se priver de connaissances précieuses. Fruit d’une longue histoire et d’une géographie mondialisée, le féminisme donne des clés pour que des « voix compétentes » (Sandra Laugier), des « voix différentes » (Carol Gilligan) disent ce qu’elles ont à dire. L’expérience individuelle et collective d’individus ou de groupes qui montrent, dans un cadre démocratique, ce qui leur est essentiel est non seulement précieuse, mais indispensable. Il s’agit d’écouter des « contre-publics » (Nancy Fraser) qui portent d’autres visions du monde et ouvrent le regard. Les arbitrages politiques qui sont pris ensuite n’en sont que plus éclairés.
Dans les démocraties, la demande d’un pouvoir plus ouvert, plus participatif ne faiblit pas. La dépolitisation des individus, de tous âges, est une vue de l’esprit. C’est l’offre politique qui ne leur convient plus. Les partis leur paraissent obsolètes, méfiants quant à certaines évolutions sociales (c’est particulièrement vrai des espoirs et désespoirs de la jeunesse). L’exigence de cohésion, de bienveillance et de solidarité qui s’est fortement exprimée pendant les confinements doit trouver une réponse politique. Jeunes, citoyen.ne.s, habitant.e.s sont désireux et désireuses de participer, mais aussi de voir leurs apports, leurs compétences au service du bien commun davantage reconnus, valorisés pour former « un espace public de résonances » (Yves Citton), pour réintroduire du « je » – du « jeu » –, de la subjectivité et donc de la politique dans la réalité.
C’est une étape indispensable pour recréer du « Nous », un « Nous » large et accueillant. Ce n’est pas un « Nous » qui s’oppose à un « Eux », mais une nouvelle mise en forme du social, porteuse d’espoir, tournée vers l’avenir. L’intérêt, le défi, la difficulté aussi résident dans la capacité à donner une cohérence à la pluralité, à la différence. C’est pourquoi le féminisme, par ses combats, ses réussites, ses ambitions, ses savoirs et savoir-faire, est une des réponses à la crise démocratique, sur un plan à la fois politique et épistémologique. Permettre les conditions et les lieux de débats, « prendre soin » comme ultime résistance à la violence, se « réconcilier », se faire confiance, construire un universel plus inclusif : le féminisme fournit de nombreux outils pour dessiner les contours d’un nouveau moment émancipateur, construire et défendre une démocratie durable.
Pour aller plus loin : « La démocratie féministe. Réinventer le pouvoir », Paris, Calmann-Lévy, octobre 2020.