ANALYSES

L’Ukraine, théâtre de tensions internationales

Interview
16 avril 2021
Le point de vue de Jean de Gliniasty


Mars 2021, la Russie masse des troupes à sa frontière avec l’Ukraine, ne laissant évidemment pas les autres puissances, notamment occidentales indifférentes. Crainte d’une reprise du conflit, appel à la désescalade de l’Occident, tensions entre grandes puissances : quels enjeux révèlent un tel ravivement des tensions en Ukraine ? Le point avec Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste des questions russes.


Depuis la fin du mois de mars, nous assistons à un regain de tensions entre l’Ukraine et la Russie dans le Donbass. Des troupes russes se sont massées à la frontière, notamment en Crimée. Pourquoi la Russie relancerait-elle le conflit aujourd’hui ?

L’impression que donne la situation actuelle est qu’il y a des responsabilités des deux côtés. Côté ukrainien et occidental, plusieurs éléments sont à prendre en compte : tout d’abord, la mise sous sanction du patron du parti ukrainien prorusse « Plateforme d’opposition – Pour la Vie », Viktor Medvedchuk, ami personnel de Poutine. En février 2021, le gouvernement a annoncé la fermeture de ses trois chaînes de télévision russophones. L’Ukraine remet aussi en cause de plus en plus fréquemment les accords de Minsk, plus favorables à la Russie, et souhaite élargir le « format Normandie » – pour le moment composé de l’Allemagne, la France, la Russie et l’Ukraine – notamment aux États-Unis et à la Grande-Bretagne. N’oublions pas les grandes manœuvres de l’OTAN en Europe orientale, « Defender 2020 », devenues à présent « Defender 2021 ».

Du côté russe, de nombreux facteurs entrent en jeu : la réaction face à l’affaiblissement du parti prorusse en Ukraine ; la réactivation de la part de l’Ukraine et de l’OTAN du thème du retour de la Crimée, les accords de Minsk ne comportant pas de référence à cette péninsule ukrainienne annexée par la Russie. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a notamment remis le sujet sur la table en créant une « plateforme de Crimée » réunissant tous les États occidentaux excepté la Russie.

Puis, dans l’État profond russe, deux options s’opposent pour empêcher l’Ukraine d’intégrer l’OTAN : l’une consiste à maintenir l’instabilité en Ukraine, l’autre à appliquer les accords de Minsk, garantissant la neutralité de l’Ukraine. Depuis 2014 et tout au long de la crise, ces deux tendances se sont affrontées en Russie, et il semble qu’actuellement, ce soit la tendance consistant à faire régner la tension qui prend plus de poids que celle de la négociation. Cependant, je ne crois pas que cette tension aboutisse à une déflagration. Il y aura sans doute des incidents, mais la raison demeure.

Les Occidentaux et l’OTAN soutiennent officiellement l’Ukraine. Mais un tel soutien peut-il pousser la Russie à renoncer à ses exercices militaires ?

Je pense que l’on devrait renoncer aux exercices militaires des deux côtés. On peut attendre une certaine réciprocité évidemment sujette à des négociations. Je ne crois pas à un arrêt des manœuvres militaires au regard du temps de préparation, de la capacité de mobiliser autant de contingents de tous les pays, etc. Cependant, des signaux politiques peuvent être envoyés, et cela a déjà été fait de part et d’autre, expliquant l’absence de menace pour la Russie ou les États-Unis. Quant au soutien de l’Occident à l’Ukraine, il a été réaffirmé dans le cadre du G7 et de l’OTAN, incriminant davantage la Russie dans la montée des tensions, mais les propos tenus en privé sont probablement différents. L’Ukraine est soutenue officiellement, considérée comme un pays agressé dont une partie du territoire a été amputée, mais dans le cadre privé, les Etats se montrent plus fermes, à la fois pour demander l’application des accords de Minsk et la baisse des tensions des deux côtés. C’est ce que nous pouvons éventuellement attendre de la rencontre entre le président français et le président ukrainien Zelensky ce vendredi. Le soutien à l’Ukraine est réel, mais dans le fond, la France et l’Allemagne sont un peu plus partagées que les déclarations officielles ne le disent.

Moscou et Washington ont échangé sur le sujet lors d’un entretien téléphonique cette semaine. Joe Biden a affirmé son soutien à l’Ukraine et une volonté d’établir un dialogue a été prononcée. Une relation stable est-elle envisageable entre les deux puissances ?

Je crois que oui. Au plus fort de la guerre froide, les États-Unis et l’URSS continuaient à entretenir des relations pragmatiques sur les sujets d’intérêt commun, comme le désarmement. Il y a aujourd’hui un agenda très dense sur lequel les Américains et les Russes ont besoin de parler. Tout d’abord, les États-Unis ont annoncé leur retrait définitif d’Afghanistan en septembre prochain, et les Russes en sont inquiets, craignant une explosion des mouvements djihadistes. Ensuite, il y a évidemment l’Ukraine, sujet que les Américains ne quittent pas des yeux. La question du climat, du désarmement en Europe, de la lutte contre le terrorisme, d’un probable modus vivendi sur la « guerre cyber » sont autant de sujets à traiter entre les deux puissances. La tradition entre Américains et Russes est que lorsqu’il y a des sujets d’intérêt commun, on en parle durement, mais on en parle. L’ordre du jour des relations russo-américaines, au-delà des déclarations assez peu protocolaires du côté américain, est dense.  Après le récent entretien téléphonique entre Biden et Poutine, il semble, de source turque, que le déploiement de deux navires de guerre américains en mer Noire ait été reporté et qu’une rencontre au sommet ait été prévue dans un pays tiers. Beaucoup de points sont à négocier, et sur ce plan, je crois que le pragmatisme prévaut comme il a toujours prévalu.
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