04.11.2024
« La putain du Califat » – 3 questions à Sara Daniel et Benoît Kanabus
Édito
14 avril 2021
La débauche sexuelle a-t-elle été un facteur d’attraction de Daesh ?
En effet, c’est un élément qui explique le succès stupéfiant de Daesh au niveau des recrutements de djihadistes, moins localement sans doute qu’internationalement. Chacun se rappelle de la terreur semée par Al-Qaïda, de la fascination morbide que cette organisation suscitait auprès des révoltés qui mettaient sur le compte de l’« Occident » tous les malheurs des pays musulmans. Mais Daesh a poussé comme une deuxième tête dont le discours va diverger de celui d’Al-Qaïda en promettant en particulier le retour d’un califat territorial et la réalisation sur cette terre des plaisirs sensuels et sexuels autrefois réservés aux martyrs gagnant le paradis.
Les jeunes européens de confession musulmane qui souffraient parmi nous d’une exclusion, à des degrés réels et imaginaires, ont été séduits à l’idée de trouver une terre, une « partie », mais aussi un exutoire aux frustrations sexuelles pour certains, voire pour d’autres un lieu de réalisation de pulsions franchement sadiques, au sens clinique, tant les sévices qu’ils ont infligés à leurs victimes sont effrayants.
Des enquêtes et études explicatives paraissent. De notre côté, nous montrons concrètement les effets du manuel de l’esclavage sexuel publié par le département de la recherche et de la fatwa de Daesh.
Peut-on parler d’une relative loi du silence des différents protagonistes sur les événements que vous décrivez ?
La région possède ses propres codes sociaux, qui sont plus tribaux que musulmans ou chrétiens. La honte des souillures fantasmées y est souvent plus puissante que la compassion envers les blessures réelles, et les tabous autour de la sexualité y sont particulièrement puissants. Néanmoins, si l’on cherche quelques raisons explicatives différentes, on peut dire que, du côté musulman, la question de l’esclavage sexuel des femmes dérange parce qu’elle active jusqu’à l’incandescence la querelle entre, d’un côté, les partisans d’une contextualisation de la tradition coranique et, de l’autre, les tenants du littéralisme qui est, pour le coup, particulièrement obscur au sujet des captifs de guerre. Nous présentons toute la monstruosité du manuel de l’esclavage édicté par Daesh, mais est-il issu d’une lecture littérale ou est-il honteusement dévoyé ? Trop de silence entoure cette question, c’est vrai, et il faut encourager les musulmans progressistes à s’en saisir de toutes leurs forces.
Du côté chrétien, le rejet dont Marie est victime, après sa libération, fait intégralement partie de son immense souffrance actuelle. Comment expliquer à cette femme réduite en esclavage pendant deux ans qu’elle doit se cacher, se taire parce qu’elle gêne l’« honneur » de sa famille et la « morale » de l’Église ? Certains regrettent qu’elle ne soit pas morte… Sur ce plan, il faut reconnaître que les yézidis ont eu une tout autre attitude en demandant à la communauté d’accueillir généreusement les anciennes esclaves. Bien sûr, ce fut hélas loin d’être toujours le cas concrètement, mais au moins une parole publique a été décrétée en ce sens. Marie, elle, souhaitait rencontrer le pape pour lui expliquer concrètement son martyr, pour briser le silence. C’est au stade de la lettre morte actuellement…
Au niveau de la justice internationale, la volonté de Marie est de témoigner. Le processus judiciaire possède une dimension cathartique qu’il ne faut pas minimiser. Nous avons rencontré à cet effet une enquêtrice française très énergique qui souhaite prendre ce dossier en main, et c’est tout à l’honneur de la France.
On mesure, en tout cas, l’immense courage de Marie d’oser témoigner. Elle a été chassée par les siens, dans cette région les crimes d’honneurs existence encore, et les djihadistes exécutent encore les témoins gênants. Elle brave l’interdit et le danger pour que nous puissions savoir ce qui s’est passé là-bas.
Y a-t-il un avenir pour les chrétiens en Irak ?
Les effroyables exactions commises par Daech ne sont, en fait, que la dernière étape d’un processus d’éradication des chrétiens qui a débuté en 2003. Sous Saddam Hussein, 1.500.000 chrétiens vivaient en effet en Irak, soit 3% de la population ; aujourd’hui, ils ne sont plus que 250.000, soit à peu près 0,6%. Et ces dernières années, deux tiers des habitations et commerces chrétiens ont été soit détruits, soit dégradés.
A ces chiffres déjà alarmants s’ajoute un facteur aggravant : ce sont naturellement les jeunes qui ont principalement fui le pays depuis 2003 et, par conséquent, parmi les chrétiens restés sur place se trouve une grande proportion de personnes âgées. Or, il n’y a pour l’instant aucun espoir d’assister à un retour significatif de réfugiés, et notamment de ces jeunes partis chercher un avenir en Europe, aux USA ou en Australie. Le risque bien réel est donc que la population chrétienne continue mécaniquement de baisser en nombres absolu et proportionnel.
Yohanna, le « héros » de notre livre, directeur de l’ONG Hammurabi qui sauvait les captifs aux mains des djihadistes, nous fait régulièrement part des perspectives sombres pour les minorités en Irak. Aucune hélas n’étonne : le gouvernement central est faible ; la situation économique est mauvaise ; le travail manque ; d’autres minorités armées, en particulier les shabaks, font pression pour agrandir leur territoire au détriment des chrétiens.
A court terme, la survie des chrétiens est entre les mains de la majorité chiite : la protégera-t-elle minimalement ou pas ? A moyen terme : son maintien est lié à l’amélioration de la situation politico-économique du pays tout entier. Du temps de Saddam, les chrétiens représentaient 3% de la population, disions-nous, mais cette communauté fortement éduquée fournissait à elle seule 30% des ingénieurs et 40% des médecins. C’est dire que c’est aussi tout l’Irak qui perd en perdant les chrétiens.