ANALYSES

Avenir du Tchad : regard de Succès Masra, le chef du parti des Transformateurs

Interview
9 avril 2021
Entretien avec Succès Masra, président du parti des Transformateurs, par Caroline Roussy, chercheuse à l'IRIS, responsable du programme Afrique/s


Succès Masra, 38 ans, bardé de diplômes qui lui promettaient une brillante carrière internationale, a décidé de quitter ses fonctions à la Banque africaine de développement, pour entrer dans l’arène politique tchadienne. Il se voit un avenir : succéder à Idriss Déby Itno. À quelques jours de l’élection présidentielle tchadienne le 11 avril – dont il a été exclu en raison de son jeune âge -, les deux hommes se rendent coup sur coup. À son exclusion du processus électoral, Succès Masra dénonce – une lecture qui n’engage que lui – un double discours du maréchal Déby à l’endroit de la France, un bilan calamiteux, lui propose de quitter de lui-même ses fonctions et, dans le cas contraire, promet des manifestations qui rendraient le pays ingérable. Sans doute en faut-il plus au maréchal qui, en fin tacticien, l’a invité en son palais et a fait fuiter sur les réseaux sociaux des photos de leur rencontre pour semer le doute auprès de ses partisans quant à ses intentions. Son quartier général est pourtant encerclé en permanence, signe qu’il est un caillou dans la chaussure de Déby en raison des réseaux internationaux dont les deux hommes peuvent se prévaloir même si l’avantage est au maréchal. Si Succès Masra hausse le ton, cette dualité qui ne l’est que de façade au regard de la Loi fondamentale interdisant la candidature de M. Masra, les propositions des autres candidats sont pour partie éclipsées. La voie d’un sixième mandat semble dégagée avec des lendemains qui, toutefois, pourraient être incertains. Reste désormais à savoir comment le parti des Transformateurs, qui s’est exprimé jusque-là via des marches, pourra s’imposer sur la scène politique tchadienne dans la longue durée.

Entretien avec Succès Masra, président du parti des Transformateurs, par Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS, responsable du programme Afrique/s.

En dépit d’une brillante carrière d’économiste international qui se présentait à vous, vous avez souhaité vous investir en politique, dans votre pays, le Tchad. Pourquoi ?

Le but premier et le seul objectif de notre engagement politique dans notre pays est de transformer la vie des Tchadiens et des Tchadiennes en transformant ce pays en terre d’opportunités, de justice, et de protection. Je suis arrivé à la conclusion que mon pays, malgré ses ressources naturelles abondantes (or, pétrole), une large superficie (1 284 000 m²) demeure dernier en matière de compétitivité (140e sur 140 pays au monde), d’indice de capital humain (157e sur 157 pays), d’éducation, de santé… La faute à quoi ? Au manque de leadership serviteur. Malgré les opportunités que j’avais à l’international, en tant qu’économiste à la Banque africaine de Développement (BAD), malgré la possibilité d’avoir une perspective de carrière personnelle reluisante, à quoi sert de parcourir le monde si dans son propre pays, l’accès à l’eau, à l’électricité, aux conditions de soin n’est pas possible ? Nous avons un dictateur au pouvoir depuis plus de 30 ans, narguant la population en lui affirmant que c’est la France qui l’a obligé à modifier la Constitution pour rester au pouvoir. Il installe dans notre pays un sentiment anti-français, et se défausse d’une certaine manière par ce biais de son manque de résultats. Lorsque j’ai constaté que Mr Déby souhaitait s’installer dans une présidence intégrale, ce qui n’est rien d’autre qu’une dictature légalisée, j’ai décidé de démissionner de mes fonctions pour rentrer définitivement dans mon pays et travailler avec tous les Tchadiens pour remplacer le leadership en place. L’objectif est avant tout d’obtenir des résultats, voire d’être plus efficace sur les enjeux copartagés du monde qui touchent notamment aux questions sécuritaires contre le terrorisme qui sont des questions civilisationnelles dépassant le cadre du régime.

Vous avez fondé le parti les « Transformateurs ». Quelle est la genèse de ce choix ? Quel bilan de la situation faites-vous actuellement ? Quels sont les chantiers prioritaires que vous avez identifiés ? En quoi ces orientations pourraient-elles s’avérer structurelles et transformer le Tchad ?

Depuis le 29 avril 2018, à la veille de l’adoption de la nouvelle Constitution par Mr Déby, j’ai lancé avec quelques Tchadiens issus de tous les horizons, les « Transformateurs », une alternative crédible au gouvernement tchadien. Je suis le premier à être surpris par l’engouement que ce mouvement, devenu parti politique, a pu susciter au sein de la population. Elle a tout de suite compris que nous venions avec des propositions de solution, en lui demandant de s’approprier son destin et de devenir copropriétaire du Tchad. Pour la première fois dans l’histoire de notre pays, un mouvement est parti du bas vers le haut. Nous avons choisi de mettre le nom des Transformateurs au pluriel afin d’illustrer la vision profonde que nous avons d’une intelligence collective. En termes de chantier prioritaire, nous avons tout d’abord voulu nous asseoir à l’échelle du pays. Face aux nombres d’adhésions et de militants (plus de 150 000), nous sommes de loin le premier parti politique du Tchad. Nous avons abondamment fait usage des technologies de l’information et de la communication, du porte-à-porte afin de mettre en place une co-construction où chaque Tchadien et Tchadienne a pu contribuer à la rédaction du manifeste des Transformateurs, à la définition des piliers stratégiques et même du projet présidentiel. Nous sommes dans un pays à majorité jeune avec un âge moyen de 19 ans, et cette population se reconnaît dans les propositions que nous faisons, mais nous croyions aussi au dialogue intergénérationnel. 70% de la population n’a connu que le président actuel. Premièrement, notre projet politique nous permet de faire de la justice et de la justice sociale la colonne vertébrale, et même la boussole du Tchad. Ensuite, l’éducation est une arme importante, servant à transformer des ressources humaines en actifs dans notre pays. Nous avons donc établi dans notre projet de société l’éducation au rang de première priorité. Elle comprend la scolarisation, mais aussi l’éducation citoyenne. L’armée est aussi une grande ambition : nous souhaitons l’élever de deux étoiles à sept étoiles afin de répondre aux défis sécuritaires pour notre peuple et faire face à la montée terroriste dans le Sahel, et pourquoi ne pas porter notre appui plus loin. Les politiques d’industrialisation sont une priorité afin de profiter des avantages comparatifs que notre pays a sur le plan agropastoral notamment.

Et enfin, nous souhaitons mettre en place une politique sociale d’option préférentielle pour les plus vulnérables à travers des politiques de justice sociale, permettant de transformer notamment les milieux ruraux où vivent 70% de notre population, les personnes âgées, les travailleurs pauvres, etc.

Le 11 avril prochain aura lieu l’élection présidentielle au Tchad pour laquelle vous ne pourrez pas concourir. Vous souhaitez empêcher la tenue du scrutin, mais n’est-ce pas aller au chaos ? Pourquoi ne pas avoir dépêché un de vos « généraux » en âge de se présenter pour représenter votre parti ? 

Mr Déby organise actuellement une élection à main armée. Nous n’avons jamais souhaité le chaos dans notre pays, nous sommes venus pour le transformer avec des propositions concrètes permettant de tirer le Tchad vers le haut. Ce pays a besoin d’une transition pacifique et d’énergie nouvelle, et de ne pas baisser sa garde sur les questions de lutte contre le terrorisme afin de répondre aux besoins cruciaux du peuple tchadien. Nous voulons être cette force de proposition et souhaitons une sortie honorable pour Mr Déby. Évidemment, le président continue à nous combattre lors de ces élections, notamment en ayant modifié la Constitution afin d’augmenter artificiellement l’âge de candidature à la présidence, alors que lui-même est devenu président à l’âge que j’ai aujourd’hui (38 ans). Cela élimine 80% de la population qui souhaiterait se porter candidate et il l’a fait en violant la charte de l’Union africaine qu’il a lui-même ratifiée au nom du Tchad. Je me bats pour la justice de tous les Tchadiens et Tchadiennes. Aujourd’hui, certains ont renoncé à être candidats puisque les conditions de justice électorale ne sont pas présentes/réunies. Alors que Mr Déby a candidaté pour un sixième mandat, après 31 ans de pouvoir sans résultat, le peuple s’est mis debout et s’est engagé à travers les Marches du Peuple pour la Justice, l’Inclusion et l’Alternance. C’est la première fois qu’un tel mouvement s’élève dans notre pays, la population marche chaque semaine pour exiger la justice et l’alternance politique. Le président a décidé, malgré la Constitution et la Charte africaine, de rejeter ma candidature. C’est tellement grossier que cela ne servait à rien d’accompagner une élection pareille. Mr Déby a tout de même reconnu publiquement, à travers une déclaration retransmise à la télévision nationale, que toutes les fondations de la nation tchadienne étaient à terre. Tout est possible à l’heure où je vous parle si Mr Déby répond à nos propositions formulées lors de notre rencontre le 16 mars 2021 suivie de la consultation des forces vives qui a abouti à lui transmettre cinq propositions pour libérer les énergies du peuple et lui offrir une porte de sortie honorable. Si Mr Déby refuse d’acter la fin du système Déby, il reviendra au peuple tchadien de mettre fin d’une manière ou d’une autre au système Déby, et ce sera sans lui. Nous sommes donc portés vers des solutions qui n’apporteront pas le chaos, car le Tchad a besoin de tranquillité pour apporter sa contribution dans un environnement sécuritaire sahélien volatile.

Vous êtes jeune, vous savez utiliser les réseaux sociaux, ce qui a contribué à vous faire connaître à l’international. Mais qu’en est-il dans votre pays ? D’aucuns vous reprochent de ne pas être en contact avec les réalités de vos concitoyens au risque de vous faire apparaître comme une création médiatique. Que leur répondez-vous ?

Nous sommes aujourd’hui le premier parti du Tchad en nombre de militants et en adhésion à notre vision. Nous sommes dans les 23 provinces du Tchad. Si Mr Déby a été obligé de modifier la Constitution pour nous éliminer de la course à la présidence, ce qui n’est jamais arrivé dans l’histoire du Tchad, c’est bien parce qu’il connaît la force de notre parti, les Tranformateurs. Allons aux urnes avec les Transformateurs et vous verrez que le résultat sera sans appel. Nous allons gérer ce pays pour le bonheur de tous les Tchadiens.

Vous avez récemment rencontré Idriss Déby Itno. Pourquoi ? Qu’attendiez-vous de cette rencontre qui vous a, par ailleurs, valu de nombreux reproches voire des défections de la part de vos militants ? N’avez-vous pas instillé le doute quant à vos intentions en omettant d’en faire une publicité préalable ?

Pour une majorité des Tchadiens et Tchadiennes, l’une des solutions majoritaires au problème est le départ de Mr Déby de la République. Le 16 mars 2021, avec une délégation de membres du parti les Transformateurs, nous sommes allés le rencontrer, et ce à la suite des vingt propositions que nous lui avions transmises, pour obtenir la grandeur que seuls les hommes d’État détiennent, et lui faire cerner l’envie du peuple qui s’est mis debout à notre appel et qui lui demande de quitter ce pouvoir. Pendant deux heures, les Tchadiens se sont demandé quels avaient été les sujets de notre conversation avec Mr Déby. Nous avons rappelé que nous ne voulions pas d’un poste offert dans le gouvernement de Mr Déby, mais bien d’un poste électif. Nous avons pu lui transmettre des propositions connues aujourd’hui du public et qui sont claires sur ce qui lui reste à faire.

Dans le cas où MIDI (maréchal Idriss Déby Itno) serait reconduit dans ses fonctions le 11 avril prochain, quelles sont les étapes suivantes que vous envisagez ?

Mr Déby a rendu le Tchad invivable. Et si, malgré tout, il force ces élections en organisant un apartheid électoral à main armée dont 80% de la population est exclue, alors nous n’aurons pas d’autre choix que de rendre ce pays ingouvernable. Ce sera la seule façon de ramener tout le monde à la raison, les partenaires du Tchad y compris qui font aujourd’hui semblant de laisser cette sorte de farce dont le metteur en scène Déby lui-même reconnaît que toutes les fondations sont à terre. Aucun Tchadien ne souhaite garder à la tête du Tchad un irresponsable qui dit devant les télévisions du monde en 2017, sous la présidence Macron, que s’il est resté au pouvoir, c’est parce que la France a envoyé en 2005, un constitutionnaliste modifier la Constitution du Tchad pour l’imposer au-delà de deux mandats. Le peuple, à travers ma voix, demande aux partenaires du Tchad et notamment à la France d’arrêter immédiatement son soutien à ce Monsieur qui est le premier organisateur du sentiment anti-français au Tchad, car ce sentiment risque d’aller croissant à mesure que Déby impute à la France la misère du peuple tchadien. Le peuple tchadien avec à sa tête des dirigeants élus et responsables travaillera avec tous sur les enjeux d’intérêts copartagés, et personne ne doit avoir peur de cet avenir.
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