13.12.2024
Barkhane au Sahel : entre remise en question et échec ?
Interview
1 avril 2021
Alors que le nouveau président du Niger a qualifié d’« échec relatif » l’opération Barkhane, un rapport des Nations unies sur l’opération « Barkhane » ayant procédé à des bombardements près du village de Bounti, au Mali le 3 janvier dernier, a été rendu public ce 30 mars, mettant à mal la version française sur les évènements ayant entraîné la mort de 19 civils et 3 djihadistes. Le point sur l’opération Barkhane avec Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS, en charge du programme Afrique/s.
Le rapport des Nations unies sur l’opération « Barkhane » ayant procédé à des bombardements près du village de Bounti, au Mali le 3 janvier dernier, a été rendu public ce 30 mars. Il a notamment suscité des avis divergents de la part de Paris et de Bamako. En quoi ce rapport est-il problématique pour Barkhane au Mali ? Cela remet-il en cause sa présence dans la région ?
D’emblée et contrairement aux allégations du gouvernement français, il faut souligner que le rapport des Nations unies et la méthodologie déployée par 15 experts de l’ONU et 2 experts de la police scientifique de l’ONU sont plus que crédibles. Il y a un rappel précis du contexte de travail, des défis méthodologiques rencontrés dans un contexte sécuritaire, par ailleurs, volatile. Les conclusions sont implacables : « Au terme de l’enquête et des éléments recueillis, la MINUSMA est en mesure de conclure qu’une célébration de mariage s’est tenue le 3 janvier 2021, à proximité immédiate du village de Bounty (équidistant à 1 km du village et des hameaux de culture). Cet évènement a fait suite à la cérémonie religieuse du mariage qui a eu lieu la veille, le 2 janvier 2021 au soir, à Gana, village d’origine de la mariée, situé à 7 km au nord de Bounty » ; « La MINUSMA a conclu que le rassemblement consistait en une célébration de mariage qui a réuni une centaine de personnes, en majorité des civils habitant Bounty, à l’exception des cinq présumés membres de la Katiba Serma »[1]. Suivant ce rapport, 19 personnes ont été tuées dont 16 civils, 3 autres ont été blessés lors des frappes françaises et sont décédés au cours de leur transfèrement vers des centres de soin. Le terme de bavure circule désormais.
La réaction de Paris qui, est à la dénégation, emprunte une stratégie discursive insuffisante dans la mesure où elle n’apporte pas de preuves tangibles de la véracité des informations – classées secret Défense – qui lui ont permis de conclure à un rassemblement de terroristes. Il y a donc une asymétrie entre un rapport étayé et une déclaration qu’il faudrait croire sur parole. Cette asymétrie crée les conditions d’une suspicion et sans doute des « neutralisations » de djihadistes antérieures seront interrogées. Par ailleurs, en quoi une parole gouvernementale non étayée par des preuves tangibles serait-elle davantage une « bouche de vérité » qu’un rapport ayant confronté plusieurs centaines de témoignages et autres sources suivant un protocole méthodologique rigoureusement décrit, transparent et à la disposition du public ? Il y a là un paradoxe irréductible que ne pourront subsumer les déclarations offensives du ministère des Armées qui oppose « des témoignages locaux non vérifiables et des hypothèses non étayées à une méthode de renseignement robuste des armées françaises, encadrée par les exigences du droit international humanitaire ». Enfin, il y a un problème récurrent de posture de la part de Paris qu’est celle de la verticalité des relations : adoption d’un ton martial qui avait déjà fait le lit de critiques lors de la « convocation » des chefs d’État du G5 Sahel à Pau.
Dans ce contexte, et sur le court terme, il est plus que probable que les critiques redoublent et que cela instille un climat de défiance à l’égard de l’opération Barkhane. Depuis 2019, on observe des manifestations contre cette opération au slogan peu amène de « France dégage ». Jusqu’à présent si cela soulignait la lassitude des Maliens qui, depuis 2013, n’observent pas de résultats tangibles dans leur quotidien sinon une dégradation sécuritaire, on pouvait gager que c’était là une cyclicité aux rouages bien identifiés selon lesquels une force étrangère de libération finit par être perçue comme une force d’occupation au bout d’une certaine durée (syndrome US go back home). Néanmoins, un pas supplémentaire a été franchi et des arguments tangibles pourront désormais être mobilisés et/ou instrumentalisés contre la présence française sur fond de dissensions à peine feutrées entre Paris qui refuse catégoriquement toutes négociations avec les terroristes et Bamako dont le gouvernement a ostensiblement ouvert la brèche, lors de la libération de djihadistes contre celle de quatre otages dont la Française Sophie Pétronin, pour finalement ripoliner son discours, s’aligner sur Paris, au risque de frôler un claquement de jambes. En décembre 2020, Moctar Ouane, Premier ministre du gouvernement de transition du Mali, affirmait sur France 24 : « Le dialogue avec les terroristes est une volonté des Maliens ». Le 5 mars dernier, il répondait par l’affirmative à la question suivante : Peut-on combattre les terroristes tout en parlant avec eux ? Comprendra qui voudra…
Quoi qu’il en soit une crise est ouverte. Reste à voir comment les différents acteurs vont dorénavant réagir. Paris sera-t-elle contrainte d’infléchir sa position ? Dans une tribune accordée au Monde, en 2019, le général Bruno Clément-Bollée écrivait déjà : « Aujourd’hui, chaque événement dramatique est l’occasion de conspuer « Barkhane », qu’elle soit liée ou non à l’affaire en cours. La force est taxée d’inefficacité, d’inutilité, voire, parfois, de complicité avec certains mouvements rebelles. À ce train, notre contingent ne sera-t-il pas obligé de quitter le théâtre un jour prochain sous une pression populaire, et non sécuritaire, simplement parce que l’idée même de sa présence au Sahel sera devenue insupportable ? » Bounty sera-t-il ce point de bascule ? La question mérite d’être posée. Tout en sachant que le contexte risque de profiter aux djihadistes…
Le nouveau président élu au Niger, Mohamed Bazoum, prendra bientôt ses fonctions le 2 avril. Il a notamment qualifié d’« échec relatif » l’opération Barkhane, exprimant l’idée qu’un retrait partiel des troupes françaises n’aurait pas de grand impact sur la situation du pays. Cette prise de position peut-elle mettre en difficulté l’opération Barkhane au Niger et plus largement au Sahel ?
La déclaration de Mohamed Bazoum se surajoute à une situation tendue au Mali ce qui évidemment achève de fissurer le consensus qui avait été requis par le président Macron lors du Sommet de Pau et le « sursaut politique » qu’il avait appelé de ses vœux lors du Sommet de N’Djamena, en février dernier. L’échec relatif constaté par le nouveau président du Niger aurait, au demeurant, pu être développé : qu’est-ce qu’il entend par là ? Quels sont ses griefs ? Vraisemblablement, il n’assume pas totalement sa position et, peut-être, acquis par-devers lui à la formule macronienne « et en même temps », il n’écarte pas un retrait partiel des forces françaises de Barkhane, tout en demandant à Paris de maintenir son dispositif aérien au Sahel. À voir si Paris, déjà fortement critiquée et dont 50 soldats sont décédés depuis 2013, accepte un service à la carte ou si cela fait partie de la stratégie qu’elle a déjà arrêtée considérant qu’une réorganisation stratégique attendue pour le Sommet de N’Djamena pourrait être annoncée au Sommet de Bruxelles en juin prochain avec une possible réduction du surge (déploiement de 600 hommes supplémentaires décidés en janvier 2020) et la mise en place des modalités pratiques d’un soutien en deuxième ligne permettant son invisibilisation progressive.
Cette déclaration de Bazoum nuit sans conteste à l’image de Barkhane. Toutefois, contrairement à la situation au Mali, on peut se demander s’il n’a pas d’abord souhaité donner des gages à ses concitoyens d’une indépendance vis-à-vis de la France, tandis que de nombreuses manifestations ont éclaté depuis son élection. Rappelons que depuis sa prise de parole dans les médias le 29 mars, il a essuyé une tentative de coup d’État dans la nuit du 30 au 31 mars, à deux jours de son investiture, montrant suffisamment les tensions internes dans son pays sur fond d’attaques djihadistes de l’EIGS perpétrées contre des civils. Tiendra-t-il sa ligne politique ou sera-t-il contraint à des inflexions voire à des renoncements ?
On assiste au Sahel, et plus particulièrement au Mali, à une volonté des gouvernements d’entamer un dialogue avec certains groupes djihadistes afin de mettre en place des négociations pour la paix. Une décision qui semble complexe pour Barkhane qui a désigné cesdits groupes comme principales cibles en 2021. La force Barkhane doit-elle envisager de changer de stratégie au Sahel ?
Les négociations avec les djihadistes ont déjà lieu à un niveau local et le fil ne semble pas avoir été rompu au niveau gouvernemental, en atteste la libération des otages en échange de celle de djihadistes ou présumés djihadistes en octobre 2020, avec Iyad Ag Ghali comme intermédiaire jugé comme interlocuteur crédible. Est-ce que ces négociations peuvent ramener la paix ? Rien n’est moins sûr tant les conflits sont pluriels au Mali et tant les factions djihadistes sont engagées dans des combats meurtriers (AQMI contre EIGS). Néanmoins puisque l’on ne cesse de ventiler l’idée d’une nécessaire sahélisation des solutions, slogan désincarné qui a favorisé l’apparition d’un néologisme, il y a un paradoxe qui fleure la communication que souligne la dissonance entre les décisions prises par Paris qui refuse catégoriquement tout dialogue avec les djihadistes, n’écoutant pas que c’est là un souhait exprimé par les Maliens et, ce en plusieurs occurrences, depuis 2017 lors de la conférence de l’entente réitérée en 2019 dans le cadre du Dialogue national inclusif (DNI). Ils souhaitent en effet ouvrir des négociations avec les chefs affiliés à AQMI.
Depuis octobre 2020, et les négociations engagées par le gouvernement de transition avec Iyad Ag Ghali, il y a déjà eu un changement stratégique de Barkhane. L’ennemi désigné à Pau, en janvier, était l’EIGS et il avait été acté une concentration des forces dans la zone dite des trois frontières (Mali, Burkina Faso, Niger). Puis, suite à la libération de djihadistes affiliés à AQMI et la recrudescence des attaques dans le centre du Mali, les chefs respectivement du GSIM, Iyad Ag Ghali et de la Katiba Macina, Amadou Koufa ont été désignés comme les nouvelles cibles. Le discours du président français, suite au Sommet de Ndjamena, en février 2021, empruntant des accents guerriers a été sans appel : il faut « décapiter les groupes djihadistes » affiliés à Al-Qaïda visant ainsi clairement leurs chefs. Au regard de ces changements de fronts et d’ennemis désignés ressort l’impression que l’opération est dans des logiques tactiques et non stratégiques, dans le sens développé par Michel de Certeau[2]. On ne voit guère de stratégie globale se dégager. S’il y a temporairement eu un démantèlement de l’EIGS dans la zone des trois frontières, avec des résultats tangibles, cette zone est loin d’être stabilisée et les attaques ont repris montrant les capacités de reconstitution de ces groupes nécessitant de concentrer les efforts sur la moyenne et la longue durée pour pouvoir tirer des résultats concluants. Au Sommet de Ndjamena avait, également, été entériné le fait que 1200 soldats tchadiens – qui sans doute ont des protocoles peu sourcilleux du droit international – sécurisent durablement ladite zone. Pour l’instant, la priorité du président Déby est de sanctuariser sa réélection pour un 6e mandat sur fond de contestations intérieures. Pourra-t-il honorer son engagement ? Cela reste à voir… De ces différentes observations ressortent l’impression que le président Macron a fait un pari à Ndjamena : viser une politique de résultats en prévision de la présidentielle de 2022 avec deux axes prioritaires, l’élimination de chefs djihadistes, préfigurant un démantèlement supposé de leurs affidés, et une européanisation de la solution via l’opérationnalisation de la task force Takuba, au risque d’amplifier l’embouteillage sécuritaire dans le pays, et ce afin d’alléger le dispositif de Barkhane – au moins sur le plan humain -. Des résultats concrets permettant de servir d’arguments de campagne. Cette feuille de route fleure le pari pascalien qui, en contrepoint de sa politique sur le plan intérieur français et sa gestion de la crise sanitaire, finit par être sa marque de fabrique. À son crédit toutefois, on peut relever qu’il a réussi à internationaliser la question et a mobilisé l’Union européenne pour sortir Barkhane de l’impasse même si demeurent des interrogations sur la manière de mutualiser les efforts des différents acteurs. Le pire n’est jamais sûr… Et ce sont les populations qui risquent d’en être les premières victimes. À voir désormais comment Barkhane peut rester, sous quelles modalités en concertation avec un consortium de pays élargi.
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[1] MINUSMA, Division des droits de l’homme et de la protection, Rapport sur l’incident de Bounty du 3 janvier 2021, Mars 2021, pp. 14-15.
[2] CERTEAU Michel de, L’invention du quotidien. Les arts de faire, volume 1, Paris, Gallimard, 1990, p. 259.