Blocage du canal de Suez : « Pas d’augmentation importante du prix à la pompe à craindre »
Le canal de Suez est l’un des grands symboles de l’Égypte. Comment réagit-elle à cet incident ?
Ce qui se passe n’est pas bon pour l’Égypte car le canal de Suez est une source importante de recettes en devises et une voie stratégique du commerce maritime, qui en fait un atout essentiel pour l’image du pays. En dehors du Canal, l’Égypte dispose de peu de sources de recettes en devises étrangères : le tourisme (qui est bien mis à mal en temps de pandémie et sur lequel les printemps arabes avaient déjà eu un impact négatif), les travailleurs égyptiens émigrés et le Sumed (l’oléoduc égyptien reliant l’entrée sud du canal à Alexandrie, N.D.L.R.). Il est très difficile d’estimer la perte financière à court terme. Mais, en termes d’image, cette perte très importante car, ces dernières années, les autorités ont beaucoup travaillé à développer le rayonnement du Canal. Au Caire, les autorités sont mobilisées pour débloquer le navire plus vite possible car il en va de l’image du pays.
Quelles sont conséquences sur le commerce maritime et sur les prix de l’énergie ?
Les produits qui passent par le canal de Suez sont très nombreux : minerai, céréales, voitures, biens de consommations, produits manufacturés, bétails, papier. Sur tous ces marchés, le blocage amène un retard important.
Pour l’énergie, le Canal est la route maritime la plus courte du Moyen-Orient vers l’Europe. En rythme de croisière, les flux pétroliers et gaziers sur le canal de Suez représentent à peu près 8 à 10 % du commerce de pétrole de GNL par bateaux. L’aspect le plus sensible, c’est sans doute le pétrole brut avec un risque de tension haussière sur les prix : on l’a déjà vu dans la journée de mercredi, les prix ont bondi de près de 6 %, et la principale raison était l’annonce de ce blocage du canal de Suez. Puis, les prix ont énormément fluctué : ils ont baissé jeudi (il s’agit d’une correction classique après un fort épisode haussier), puis encore remonté ce vendredi. Sur les marchés, il risque d’y avoir des livraisons retardées et une hausse des coûts du transport. C’est un facteur haussier indéniable pour les opérateurs.
En revanche, je pense qu’il n’y a pas de risque de pénurie : on ne manque pas de pétrole dans le monde et on est dans quelque chose de court terme : c’est l’affaire de quelques jours ou de quelques semaines. Au moment où nous parlons, les volumes pétroliers bloqués sont de l’ordre de deux millions de barils par jour. C’est beaucoup mais ce n’est pas assez pour faire craindre une pénurie. En 2020, la consommation de pétrole brut était de 91 millions de barils par jour, en forte baisse du fait de la pandémie. En 2019, ce chiffre était de 100 millions.
Les navires bloqués peuvent-ils emprunter une autre route ?
Les entreprises sont en effet forcées de faire un arbitrage. Trois solutions s’offrent à elles. La première serait de passer par le Sumed, l’oléoduc égyptien : c’est possible, mais ses capacités sont limitées. La plupart des tankers doivent donc choisir entre les deux autres options, qui sont : rester dans la queue à l’entrée du canal – sachant qu’on estime qu’il y a aujourd’hui plus de 300 bateaux en train de faire la queue à l’une des entrées – ou bien prendre une autre route. Concrètement, cela veut dire passer le Cap de Bonne Espérance, remonter le long de la côte occidentale de l’Afrique pour repasser en Méditerranée. Mais ce détour prend du temps : c’est dix à quinze jours de trajet supplémentaire, ce qui suppose une augmentation des dépenses de carburant : pour un gros tanker, c’est environ 300 000 dollars de coûts supplémentaires. L’incertitude sur le délai nécessaire pour débloquer la voie rend bien entendu ce choix plus difficile.
Est-ce que cette augmentation des coûts de transports et la hausse du brut peuvent nous faire craindre une augmentation des prix à la pompe ?
Il n’y a pas d’augmentation importante à craindre. Bien sûr, cela dépendra de la durée du blocage et il est difficile de faire une estimation sans cette variable clef. Si cela dure jusqu’en début de semaine prochaine, l’impact sur les prix des carburants sera très faible. Car la hausse se fait d’abord sur le prix du brut. Or, entre prix du brut et du carburant, il faut ajouter les taxes : dans un litre de gasoil, en France, il y a entre 60 et 70 % de taxes, qui ne bougent pas en fonction du prix du brut : elles limitent l’impact des variations haussières du brut sur les variations haussières du carburant. Il faudrait d’autres éléments sur le marché pétrolier pour que l’augmentation soit inquiétante.
Que pensez-vous des déclarations de la diplomatie russe, pour qui ce blocage « a mis en lumière la nécessité de la poursuite du développement de la Route maritime du Nord » à travers les eaux russes en Arctique ?
Les Russes saisissent dans cette affaire l’occasion de faire un coup de com’. Le développement des voies de navigation maritime à travers l’Arctique va durer à moyen et long terme, c’est sûr et certain. Mais le canal de Suez permet de passer de la Mer rouge à la mer Méditerranée, donc du Moyen Orient à l’Europe : pour une compagnie pétrolière dont les puits de pétrole sont au Moyen-Orient, passer par l’Arctique n’aurait aucun sens.
La Turquie a formulé une proposition d’aide à l’Égypte. Comment la comprendre, sachant que les relations entre les deux pays sont assez tendues ?
Cette proposition n’est pas désintéressée parce qu’en la matière de géopolitique, l’intérêt est toujours la règle du jeu. La Turquie entretient en effet des relations délicates avec l’Égypte, comme avec de nombreux autres pays du Moyen-Orient. Cette proposition d’aide illustre donc une tentative récente de resserrer les liens : on se saisit d’une urgence pour montrer sa bonne volonté et donner une bonne image.
Propos recueillis par Lucas Person pour Marianne