19.12.2024
Géopolitique du Covid-19 : quel bilan un an après ?
Interview
29 mars 2021
Un an après le début de cette pandémie qui a ébranlé la planète, un bilan s’impose. Situation sanitaire mondiale, campagnes de vaccination devenues une véritable diplomatie, et impacts sur la mondialisation, comment le Covid-19 a-t-il bouleversé les relations internationales ? Entretien avec Anne Sénéquier, chercheuse à l’IRIS, co-directrice de l’Observatoire de la santé mondiale.
Un an après le début de la pandémie, où en est la situation sanitaire mondiale ?
Un an et bientôt trois mois après le début de la pandémie, nous ne sommes malheureusement toujours pas sortis d’affaires. Bientôt 124 millions de cas officiels confirmés à travers le monde, probablement le double du fait de la proportion importante de cas asymptomatiques et des capacités de test qui ne sont pas optimum partout à travers le monde. 2,7 millions de décès selon l’OMS. Par ailleurs, le terme de pandémie est parfois trompeur puisqu’il implique que la maladie touche tous les continents, mais il est important de noter qu’elle le fait de manière inégale. Depuis le début, l’Europe et les Amériques portent le plus lourd tribut.
De manière générale, l’incidence du nombre de cas a toujours été en augmentation à travers le monde jusqu’à la fin de l’année 2020. À partir de janvier jusqu’à fin février 2021, on a pu constater une véritable baisse du taux d’incidence du fait de la diminution des cas de manière conjointe en Europe et aux Amériques. Malheureusement, la progression du variant V1 (plus transmissible) a fait remonter les chiffres, et cela majoritairement en Europe.
Alors que l’on prédisait une épidémie dévastatrice sur le continent africain, celui-ci a montré une grande résilience. Plusieurs facteurs expliquent cette limitation du nombre de cas et de décès : un âge moyen très jeune, une vie au quotidien moins dans des espaces clos et en intérieur, un continent à l’écart des grands flux de circulation internationaux et une population malheureusement confrontée à plusieurs épidémies cette décennie, même si les chiffres officiels sont très probablement sous-estimés.
La crise qui touche véritablement le continent africain est économique. Les économies du nord à l’arrêt, les transferts d’argent de la diaspora africaine n’ont pas pu fonctionner comme usuellement, impactant l’économie sur quasiment tout le continent.
Les campagnes de vaccination ont commencé. Certains pays s’engagent à des reprises d’une situation « normale » à l’été. Quand peut-on, à l’échelle mondiale, raisonnablement envisager une sortie de crise ?
Beaucoup de choses ont été dites ces derniers temps à propos de la pandémie et de ce que pourrait nous apporter la vaccination. On a tout d’abord extrapolé ce que nous connaissions des premiers coronavirus, le SARS et le MERS. Nous avons envisagé une immunité collective aux abords des 60 % de patients vaccinés. Cependant, aujourd’hui en Europe, le variant V1, majoritaire dans plusieurs pays, a changé la donne. Or, sa plus forte transmissibilité impose une nouvelle estimation de cette immunité collective, bien au-delà de 60 %. D’autre part, l’Europe compte environ 20 à 25 % de jeunes (moins de 18 ans) qui ne se feront pas vacciner… Il ne faut donc pas compter sur l’immunité de groupe pour se protéger, il va falloir vacciner tout le monde individuellement.
Avoir une vision optimiste des choses nous fait passer à côté des inévitables aléas que peut générer une situation telle qu’une pandémie d’une maladie émergente. L’apprentissage se fait au fur et à mesure, les variants challengent nos vaccins et l’industrie pharmaceutique, malgré d’indéniables efforts et réussites ces derniers mois, ne peut compenser le retard de production et autres déconvenues. À la lumière de tous ces éléments, retrouver une sorte « d’insouciance » sanitaire d’avant crise à l’été est exclu. Il va nous falloir rester vigilants au moins pendant toute l’année 2021 au niveau national, et européen. Au niveau mondial, il est probable qu’il nous faille une année supplémentaire au minimum. Rappelons que le système Covax, qui a pour vocation de vacciner 27 % des pays à revenus faibles et intermédiaires à la fin 2021, ne pourra pas par définition suffire à faire disparaître la menace du virus.
Pensez-vous que le Covid-19 et la crise qui s’en suit vont modifier sur le long terme et en profondeur la mondialisation ?
Aujourd’hui, cela est fort probable, pour plusieurs raisons. Pendant le début de la pandémie, l’administration Trump a poussé les États-Unis dans ses retranchements, en quittant le devant de la scène internationale. La Chine, d’un autre côté, en a profité pour développer une diplomatie… tout d’abord du masque, et aujourd’hui du vaccin. Les États européens se sont, de leur côté, et malgré le départ du Royaume-Uni, rendu compte qu’ils pouvaient mieux fonctionner ensemble que séparément. Si rien n’est parfait et qu’il est difficile d’affirmer que la gestion européenne de la pandémie est fonctionnelle, des bases qui serviront bien au-delà de la crise sanitaire ont été posées.
D’autre part, au niveau international, l’Europe pendant la crise du multilatéralisme (printemps 2020, annonce des États-Unis de vouloir quitter l’OMS) s’est positionnée aux côtés de l’OMS, et a œuvré à la mise en place du système Covax. L’Union européenne – si elle ne s’enfonce pas dans le « nationalisme vaccinal » et ses dérives – pourrait offrir la possibilité d’une troisième voie face au duel sino-américain. En effet, c’est lorsque les vaccins arrivent sur le marché que les choses se complexifient vraiment.
Par ailleurs, alors que les grandes puissances et l’OMS avaient déclaré le vaccin « bien commun de l’humanité » au printemps 2020, la norme est désormais la priorité nationale. Aujourd’hui, en résumé condensé, on peut dire que les pays riches ont coopté les vaccins au niveau mondial en établissant des accords bilatéraux avec les grandes industries pharmaceutiques occidentales, laissant l’équité vaccinale de côté et privilégiant un nationalisme vaccinal. À côté de ça, le système Covax n’a toujours pas eu la totalité de son financement et 27 % des pays à revenus faibles et intermédiaires ne seront pas suffisants pour assurer une véritable protection de la population. Pour ces pays, l’Occident se pense légitimement prioritaire.
D’autant plus que dernièrement, devant les retards de livraison des vaccins d’Astra Zeneca, l’Union européenne a menacé d’interdire l’exportation des vaccins produits sur son territoire à destination de l’international, c’est-à-dire majoritairement le système Covax – le vaccin Astra Zeneca étant le seul validé actuellement par l’OMS pour ce programme.
Dès lors, il est illusoire de penser que le reste du monde ne se souviendra pas que, face un ennemi commun, l’Occident a priorisé ses intérêts tout en prenant soin de financer le début de Covax comme un écran de fumée.
Devant ce fonctionnement, les pays à revenus intermédiaires, ni assez riches pour passer des accords directs avec les laboratoires, ni assez pauvres pour faire partie du système Covax, ont dû négocier avec certaines puissances vaccinales (la Chine, la Russie) pour avoir un accès aux vaccins. Ainsi le Brésil s’est tourné vers la Chine en « offrant » sa population pour les essais cliniques contre un accès aux vaccins chinois. L’Inde joue de la diplomatie du vaccin en offrant des doses à ses pays limitrophes, renforçant ainsi son influence régionale. La Russie courtise l’Amérique latine et ses pays « amis » alors que la Chine tisse tout le long des routes de la soie des accords renforçant sa présence sur plusieurs continents. Bien sûr, ces vaccins ne viennent pas seuls, ils seront accompagnés d’autres contrats qui petit à petit sont en train d’esquisser les contours de la diplomatie de demain et pour les années à venir.
D’autre part, que va-t-il se passer lorsqu’il sera question de « tout mettre en œuvre pour contrer le changement climatique » ? Est-ce que les pays délaissés par l’Occident seront volontaires pour diminuer leurs gaz à effet de serre comme leur demande l’Accord de Paris / les Occidentaux ? La crise du Covid-19 nous a d’ores et déjà fait faire un bond de 25 ans en arrière en matière de développement au niveau mondial, en termes d’accès à la santé, d’inégalité homme/femme, d’éducation, accès à l’eau… Il est fort probable que la protection de l’environnement ne soit pas mise en avant (et c’est déjà le cas) quand on parlera de la construction du monde d’après.
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Cet article est publié dans le cadre de l’Observatoire (Dés)information & Géopolitique au temps du Covid-19 de l’IRIS.